CAROLINE – Caroline 2

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CAROLINE – Caroline 2
(Rough Trade)

Un groupe qui se nomme CAROLINE et dont aucun des membres (ils sont huit comme les huit lettres de CAROLINE) ne porte ce prénom, c’est peut-être pour y faire un hommage secret et décalé à Robert WYATT/MATCHING MOLE et au premier morceau du premier album de ce groupe paru en 1972 (O Caroline) qui lui-même faisait suite à To Carla, Marsha and Caroline paru sur the End of an Ear (1970), premier essai solo de Robert WYATT. De toute façon il n’y a dans ce groupe créé en 2019/2020 qu’une seule musicienne, Magdalena Mc LEAN (aux violons), et des musiciens dont les prénoms sont très seventies (Jasper et Casper) qui assurent, avec nombre d’invités, l’entièreté des musiques des 8 morceaux (comme les lettres de…) pour une suite extraordinaire du premier essai brillamment transformé.

Tous ces gens viennent, semble t-il, d’une région anglaise proche de l’embouchure de la Tamise dans la Manche entre Douvres et Canterbury (si on aime les raccourcis), la bien nommée Ramsgate dans le Kent sur la côte anglaise nord-est, très belle plage de sable fin et falaises pour londoniens en goguette et en week-ends, autrefois royale et bizarrement encombrée de blockhaus (voir pochette du premier album) qui ne devraient pas du tout être là, mais tout comme CAROLINE ne devrait pas forcément être publiée chez Rough Trade non plus et pourtant pourquoi pas.

Puisque cet éditeur historique a tout de même sorti depuis 1976, soit deux ans avant les labels Cherry Red, Factory ou Mute plusieurs albums de gens comme Robert WYATT (hello again), WIRE, YOUNG MARBLE GIANTS ou THIS HEAT, ainsi que plein d’autres et continue à défricher inlassablement les musiques et les musiciens abandonnés (Arthur RUSSELL) des années 1980 alternatives (tout comme Cherry Red et sa branche plus prog Esoteric Records depuis 2007 et ses rééditions somptueuses des membres émérites de la famille canterburyienne).

Et comme le groupe CAROLINE est purement et typiquement anglais, les musiciens se voient peut-être et à raison comme les héritiers lointains de HENRY COW, d’un esprit R.I.O., ainsi que de MOVIETONE, BROADCAST et d’autres anglais qui ont parsemé le « slowcore » et maintenu les racines de ce post-rock incertain, enveloppant et irradiant, pourtant plutôt très américain (LOW) ou canadien (GODSPEED YOU BLACK EMPEROR et MOUNT ZION chez Constellation) et qui renvoient tous nécessairement à Mark HOLLIS (TALK TALK), autre Anglais pour lequel une révérence semble inéluctable, immanquable, irrésistible, et absolument nécessaire, tout comme ces musiques qui naviguent hors des sentiers battus, mêlant des longues nappes de violons « appalachiens » et des étirements syncopés, au milieu de motifs de guitares assortis d’accords dissonants et parfois distordus.

Ce deuxième album fait suite à un essai de 2022 (10 morceaux pour 40 minutes), qui au fil des écoutes dégageait de plus en plus un fort pouvoir de fascination, grâce aux assortiments toujours bienvenus de cordes acoustiques (réécoutez Dark Blue composé par les musiciens alors en trio, ses percussions décalées, ses voix éparses, qui posent avec la voix très mélancolique et quasiment a capella de Jasper LLEWELLYN les bases atmosphériques de cet ovni ambitieux et qui parfois glace le sang et les oreilles (à la GODSPEED).

Pour ce second album, la modernité et la brillance du groupe n’est jamais hors sol et CAROLINE ne travaille assurément pas en vase clos, dialoguant avec tout un pan de la scène anglaise expérimentale dans une esthétique post rock proche des recherches de tous ceux qui mélangent les chœurs contemporains et le théâtre d’avant-garde. Au menu, des constructions en crescendo, des narrations cryptiques et des empilements de cordes, des voix trafiquées (auto tune) qui ne finissent pas ou plutôt s’effacent lentement sans chercher à conclure, mais plutôt à évoquer des glissements, là ou d’autres (toujours GODSPEED) fusionnent et cherchent le dépassement final, alors que CAROLINE pratique la fracture, ou une sorte de désalignement, de basculement, jamais artificiel, de rupture d’équilibre où les compositions acceptent et accueillent l’imprévu et recyclent les formes pop et d’autres (en s’en moquant gentiment). Peut-être comme le faisait sciemment HENRY COW (parfois avec un peu de sérieux, mais à l’anglaise) il y a maintenant plus de cinquante ans (avec Robert WYATT aussi (hello forever), prince pataphysicien, compagnon débordant de mélancolies et de musiques alambiquées, magnifiques et emplies de larmes).

Total Euphoria, qui ouvre l’album, est introduite par un riff de guitare bruitiste. La chanson, sorte de château de cartes aux structures mouvantes qui se balance mais ne veut pas s’écrouler, fait se caramboler scène de Canterbury, un zeste de Frank ZAPPA flou et certains instants noirs retrouvés chez KING CRIMSON période pré-Red à grand renfort d’instruments qui s’installent doucement xylophone, orgues, violons. Tout cela diffuse derrière une fragilité apparente des dissonances qui cachent une architecture sonore très ambitieuse faite de mélodies murmurées, d’instrumentation minimale, de voix en apesanteur, de grincements rauques et rugueux du violon qui devient violent jusqu’à une explosion toutefois mesurée, entouré par des percussions décalées, traînantes et des guitares syncopées et disjointes, faisant de cet enregistrement hors normes (on a l’impression d’être au fond d’une piscine vidée), nous emmène directement dans cette euphorie programmée et réussie. Ce morceau s’inspire en effet de concepts issus de The Thematic Process In Music, un essai de Rudolph RETI paru en 1951, et cherche à créer un ensemble de cellules musicales combinées en diverses permutations pour construire les mouvements majeurs du morceau. Ce découpage n’a pas été pensé afin de spécifier un rythme précis, une mélodie ou une dynamique mais plutôt pour établir une feuille de route.

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Entre autres bruitages organiques voire terreux, les paroles peuvent s’avérer bouleversantes, notamment sur Two Riders Down, référence à la perte d’êtres aimés, où auraient pu se croiser le VELVET UNDERGROUND et Neil YOUNG : «Le morceau a été travaillé entre une séance d’écriture en tournée et un studio londonien, se souvient LLWELLYN. Après avoir envisagé d’en faire deux titres distincts, nous avons préféré l’idée que ces variations se concentrent au sein d’un seul et même morceau. » Un morceau où nous sommes conviés à explorer nos propres abysses émotionnels.

La suite est toute en fractures et en refrains, boucles et harmonies parfois simples, voix comme des mantras ou des rêves musicaux (Tell me I Never Knew What, répété jusqu’à l’hypnose) le tout avec un parfum et des formes minimales, et l’orchestre de ces huit musiciens (avec nombre d’invités), s’en donne à cœur joie sur des envolées et des descentes acrobatiques et des empilements de chants folk et de beat club un peu étouffés. Tout cela est terriblement maîtrisé et jamais artificiel et donne à l’ensemble une rare densité, les instruments semblant se battre pour former un voile sonore étouffant (Two Riders Down), tandis que sur When I Get Home, on a l’impression que le son se ballade librement entre des murs calfeutrés d’un studio lointain et aseptisé et le calme proche d’une pièce vide et tranquille.

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Cet art consommé de la nuance, cette volonté rugueuse de recherche, de recyclage et de détournements des standards des musiques actuelles, même celles du mainstream éclairé et plus visible d’autres anglais voisins, donne une image de tension fertile à ce groupe pas du tout comme les autres (même si on a voulu les rentrer dans les cases artificielles de certains de leurs contemporains plus connus ou reconnus) ; ils s’en éloignent en effet, sans même les regarder, partis sans retours et sans oscillations, dans ce qu’on pourrait appeler une troisième voie : soit une musique très travaillée mais poreuse, fragile mais insistante et déterminée, intime, attentionnée et toujours collective, pour un groupe qui sait faire de ses quelques petites failles (la voix parfois) des forces immenses et de ses rares hésitations un geste puissamment décalé et ultra contrôlé, peut-être un peu déroutant, mais impeccablement détourné, loin d’une maîtrise froide ou d’une précision quasi chirurgicale qui pourrait détruire l’harmonie qu’on sent en réécoutant l’album, tout en évitant le chaos facile prôné par certains et inventant un album profondément pensé qui innove et traverse l’époque de façon souveraine.

Xavier Béal

Site CAROLINE : https://caroline.band/

Page : https://caroline.bandcamp.com/album/caroline-2

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