DAKHABRAKHA – Light
(Autoproduction)
DAKHABRAKHA & PORT MONE – Khmeleva Project
(Наш Формат – Nash Format)
Depuis plusieurs années, le groupe DAKHABRAKHA s’est taillé une réputation d’ambassadeur de la culture musicale ukrainienne. Cela peut paraître étonnant quand on sait que sa discographie n’est guère facile à se procurer en support physique, ses albums étant des autoproductions locales qui n’ont pas eu le loisir d’attirer l’attention de labels occidentaux qui auraient pu les prendre en licence ou négocier un contrat d’enregistrement. Assurément, le groupe préfère rester autonome et indépendant et ne pas s’intégrer à un système de promotion/diffusion international, quitte à sacrifier sa « visibilité commerciale » à l’étranger. C’est plutôt à force de concerts donnés hors de ses frontières qu’il a gagné en réputation. Rien qu’en France, il a été invité dans plusieurs salles de spectacles ouvertes aux expressions d’ailleurs et sur plusieurs festivals (les Transmusicales de Rennes en 2013, les Escales de Saint-Nazaire et NoBorder à Brest en 2015…), signe que ses performances ne sont vraiment pas passées inaperçues.
Et il y a de quoi, dès lors que l’on voit débarquer sur scène ces trois femmes vêtues de longues robes blanches et de hautes coiffes de laine noire, façon cosaque et cet homme vêtu d’une robe noire de prêtre orthodoxe ! On craint alors le cliché « folkloriste » ou la parodie exotique, mais il suffit de les entendre chanter et jouer de plusieurs instruments pour réaliser que l’on a affaire à une formation de musique vivante de premier ordre, quand bien même son inspiration puise à des sources anciennes. En général, le choc est tel qu’il bouscule instantanément les préjugés que l’on pourrait avoir sur ces musiques de l’Est. Du reste, DAKHABRAKHA revendique au sujet de sa musique le terme « chaos ethnique » ! N’y voyez rien de guerrier là-dedans, ni d’iconoclaste, l’expression illustre surtout un engagement tant culturel que politique destiné à faire entendre la voix de l’Ukraine dans le chaudron global de la World Music, d’en faire connaître les traditions musicales de ses régions tout en les inscrivant dans une esthétique conjuguée au présent.
C’est sans doute là le sens qu’il faut donner au nom du groupe, lequel signifie quelque chose comme « donner et prendre », sorte de variation sur l’expression « donnant-donnant », manière de dire que cette musique s’abstient de toute concession en dépit de ses emprunts aux musiques dites actuelles. Ni folklorisme sclérosé, ni accommodement aux modes éphémères, l’univers vocal et musical auquel nous invite DAKHABRAKHA affiche une singularité et diffuse une saveur qui résiste aux cloisonnements artistiques.
À l’origine, le nom du groupe renvoie aussi en partie au Théâtre Dakh, à Kiyv, la capitale ukrainienne, d’où sont issus les membres de DAKHABRAKHA, lequel était une troupe de comédiens-musiciens dirigés par Vlad TROITSKYI, le directeur du théâtre qui est devenu leur manager. Réuni en 2004 au sein du Centre d’art contemporain de Kiyv, le quartette a pris le temps de collecter pendant plusieurs années les des chansons populaires provenant de divers villages de toutes les régions ukrainiennes pour éviter qu’elles ne disparaissent totalement. À cette base folklorique rurale, les quatre membres de DAKHABRAKHA (Irina KOVALENKO, Nina GARENETSKA, Olena TSYBULSKA et Marko HALANEVYCH) ont procédé à des arrangements originaux intégrant des influences musicales diverses empruntant aux sons et aux instrumentations d’autres cultures, des Balkans à l’Inde en passant par l’Afrique, l’Orient, et même les aborigènes d’Australie, en fonction des couleurs souhaitées sur chaque pièce.
Paru en 2010, l’album Light – quatrième production du groupe – témoigne de cette maturité atteinte dans l’art de triturer un folklore bien local, de le tirer à hue et à dia sans lui faire perdre sa rusticité pour le transformer en une musique d’aujourd’hui affichant sa différence.
Ce qui frappe en premier lieu, ce sont bien sûr ces polyphonies vocales féminines qui, à un public néophyte en tradition ukrainienne mais déjà formé aux sons et voix du monde, peuvent paraître comme des échos à celles pratiquées par LE MYSTÈRE DES VOIX BULGARES, voire celles des Polonais du WARSAW VILLAGE BAND, ou encore des Finlandaises de VÄRTTINÄ. D’une pièce à l’autre ou même au sein d’une même chanson, les chanteuses alternent chant polyphonique et chant soliste, et par endroits s’immisce une voix masculine aux timbres variés. Angéliques ou éplorées ici, les voix de DAKHABRAKHA peuvent se faire caverneuses et menaçantes là, leur éventail expressif est donc large et réveille des pulsions enfouies.
Il y a aussi ces sons instrumentaux « brut de fonte », cordes, percussions, rugueux et acoustiques juste ce qu’il faut. Bourdonnant, grinçants, sonnants, enveloppants, ils contribuent à renforcer cette ambiance de rituel déjà bien dessiné par les chants. Il suffit d’écouter Specially for You pour s’en convaincre : d’abord solennel avec ses voix basses et douceâtres et son leitmotiv répétitif de cordes, il évolue progressivement et ponctuellement vers une transe dans laquelle le chant se fait plus éraillé.
Zhaba est du même acabit, les voix montant en puissance au fur et à mesure, avant un changement de rythme, plus soutenu, en fin de piste qui affole tant les corps que les consciences. Un sitar s’invite même sur Buvayte Zdorovi, non point pour « sonner indien », mais pour ajouter à l’envoûtement.
Puis il y a ces morceaux qui n’hésitent à emprunter aux rythmiques dub-step (Sukhyi Dub) ou hip-hop (Karpatskyi Rap, Tjolky), faisant entendre des sons exogènes à la tradition (claviers, programmations). DAKHABRAKHA bouscule encore davantage les lignes en reprenant un thème du duo de drum n’bass néo-zélandais CONCORD DAWN, Please Don’t Cry, qui sonne quasiment comme du post-rock.
Qu’il cultive une veine acoustique ou s’inscrive dans un environnement plus proche de l’électro, DAKHABRAKHA prend le temps de faire monter la sauce et de faire bouillir sa marmite, les morceaux dépassant tous le format radio et s’étalant facilement sur six, sept, voire plus de huit minutes. La maturation de la transe est évidemment à ce prix…
Deux ans après Light, DAKHABRAKHA s’est lancé dans un projet encore plus expérimental en compagnie d’une autre formation, le trio PORT MONE du Bélarus voisin. L’initiative n’est pas innocente, le Bélarus ayant lui aussi subi comme l’Ukraine des répressions de la part de la grande puissance de l’Est. Le disque né de cette collaboration, Khmeleva Project, est du reste sorti un an avant le conflit russo-ukrainien (lequel a entraîné les manifestations pro-européennes de l’Euro-Maïdan, dans lesquelles s’est engagé DAKHABRAKHA, puis la guerre du Donbass), mais a d’autant plus de sens après coup. Foin de toutes ces haines séparatistes, le Khmeleva Project atteste qu’une communion artistique est possible entre peuples voisins qui font fi des conflits politiques de leurs dirigeants.
Cette rencontre a été initiée par l’agence ArtPole, spécialisée dans les projets artistiques innovants et organisatrice d’un festival très prisé pour les musiques évolutives et qui a suggéré aux deux formations de travailler ensemble. Le Khmeleva Project tient son nom d’un village situé sur les rives de la rivière Dnister, dans l’Ouest de l’Ukraine. Le disque, lui, a été enregistré dans un studio de Lodz, en Pologne.
Trio instrumental créé à Minsk en 2006, PORT MONE n’a sorti qu’un seul disque (Dip, en 2009) avant sa collaboration avec DAKHABRAKHA, affichant une démarche musicale conceptuelle qui se joue des catégorisations stylistiques. Constitué d’Alexey VORSOBA (accordéon), de Sergey KRAVCHENKO (percussions) et d’Aleksey VANCHUK (guitare basse), le trio pratique une musique instrumentale nourrie de diverses influences, entre minimalisme, ambient, jazz, folk, expérimental et classique, pour aboutir à un design sonore assez inédit. Pour Khmeleva Project, un vaste éventail d’instruments a été déployé : accordéon, violoncelle, djembé, flûte, cornemuse, harmonica, trombone, didgeridoo et autres percussions, en plus bien sûr des voix « dakhabrakhiennes ».
Boucles rythmiques, textures et manifestations parfois bruitistes dessinent des paysages sonores hypnotiques, déclinant le plus souvent des climats réflexifs, méditatifs (Vesnyanky, Vanyusha), mélancoliques (Oi Upav Snizokh) ou intimistes (Yelena), mais sachant occasionnellement se faire plus relevés avec des élans tribaux (Kpyny, Dyado).
L’album se clôt avec Tonke Derevo, une sorte de rite païen festif, avec une rythmique typiquement « dance » sur laquelle plusieurs instruments viennent « jammer », ponctués par les interventions vocales polyphoniques. Et comme si la panoplie instrumentale des deux formations ne suffisaient pas, un saxophoniste (Tomasz SIKORA) a même été invité à prendre part à cette libation finale.
Indubitablement, ce Khmleva Project conjugue une musique et un esprit folk est-européens au présent, dans une perspective avant-gardiste qui reste cependant accessible, à charge pour l’auditeur de se laisser envoûter par ces complaintes d’un autre âge et par leurs habillages non moins rustiques et actuels tout à la fois. Il est clair en tout cas que l’apport musical de PORT MONE complète et se fond admirablement dans l’univers vocal et instrumental de DAKHABRAKHA, et que les deux formations avaient bel et bien des choses à se dire, et à nous transmettre. Voilà en tout cas un dialogue interculturel – fût-il un « chaos ethnique » – particulièrement prolifique et inventif !
Stéphane Fougère
Site : www.dakhabrakha.com.ua