DÉBILE MENTHOL – Émile à la campagne
(RecRec)
DÉBILE MENTHOL fait partie de ces groupes qui sont arrivés un poil trop tard pour avoir pu participer au mouvement Rock In Opposition, mais qui avaient toutes les qualités requises pour en faire partie. Créé en 1979 à Neuchâtel, DÉBILE MENTHOL peut en effet être considéré comme le représentant paternel suisse (romand) de ces « nouvelles musiques européennes » à l’inspiration touche-à-tout, faisant se croiser l’avant-rock, la musique classique et contemporaine, le folk, la new-wave et la chanson francophone décomplexée, quelque part entre ZAMLA MAMMAZ MANNA, Frank ZAPPA, TALKING HEADS et ÉTRON FOU LELOUBLAN.
Évidemment boudé sur sa terre natale, il s’est notamment distingué par sa présence dans tous les festivals de musiques nouvelles renommés de l’époque, comme ceux de Reims ou de Moers, et pour ses tournées plus ou moins clandestines en Yougoslavie, en Tchécoslovaquie et en Hongrie, où il a paraît-il joué dans un stade à la même affiche que WISHBONE ASH et MOTORHEAD (ça, c’est de l’anecdote !).
Le groupe a légué à la postérité deux mémorables LP que le label RecRec a réédités en CD en 1994. C’est cette réédition qui, après avoir été longtemps indisponible, refait aujourd’hui surface. Sur son premier disque, Émile au jardin patrologique (1981), DÉBILE MENTHOL était composé de neuf membres qui se partageaient et se chamaillaient les guitares, les basses et les batteries, entre autres.
Sur une rythmique échevelée et galopante, non avare de rebondissements et de cassures, plein de cordes guitaristiques et violoneuses, se lâchaient, dans des chassé-croisés percutants et frénétiques, rejoints par des vents délurés (saxs, clarinette) et soutenus par des claviers florissants ; le tout étant épicé par endroits de paroles comme accouchées lors d’une crise de delirium tremens (un morceau nous parle de la façon de tracer le patron d’une jupe) et débitées par des voix allumées et même extra-terrestres.
Rien que les titres des compositions relevaient d’une pratique assidue du collage dadaïste, à l’instar de la musique (Mort aux dahus, Crash que peut, Stamoïde cousu, Coupe-rose…). Tout patrologique (ou doit-on dire « pas trop logique » ?) qu’il était, le « jardin d’Émile » avait plus des allures de foire du trône investie par des garnements prompts à verser dans les déviances jubilatoires.
Pour notre plus grand bonheur, les choses ne se sont pas arrangées avec le second LP, Battre campagne (1984), dans lequel se sont accentuées les débauches harmoniques typiquement RIO et les épilepsies punk tout en maintenant l’aspect chanson, Marie C. SCHWAB ayant de plus ajouté ses cordes vocales à celles de son violon classique.
Si les cordes sont toujours âprement « grattées » et « soufflées » (sic), les vents soufflent moins sur ce second opus. Deux des membres ayant quitté le groupe, DÉBILE MENTHOL a perdu un peu de ses colorations « classisantes ». Leur absence a toutefois été compensée par la participation, sur Bim-Bam, du saxophoniste Bruno MEILLIER, fraîchement débarqué d’ÉTRON FOU LELOUBLAN, et, sur Cul de sac (curieusement teinté ART ZOYD), du clarinettiste Pierre KAUFMANN, que l’on devait retrouver plus tard au sein de L’ENSEMBLE RAYÉ.
Quand est sorti Battre campagne, DÉBILE MENTHOL, s’était déjà dissous (en 1985), exténué par les tournées en Europe de l’Est sous le manteau, financièrement inconfortables, et par les conflits internes générés par les concessions auxquels devaient s’assujettir chacun des membres. Le groupe a cependant révélé l’existence d’une scène underground en Suisse qui, sans lui, serait probablement restée inconnue du reste de l’Europe et du monde.
Plusieurs membres de DÉBILE MENTHOL se sont du reste investis dans d’autres projets artistiques et d’autres formations représentatives d’une certaine alternative artistique européenne qui a fait les beaux jours des labels RecRec et AYAA. Ainsi, Jean-20 HUGUENIN et Cédric VUILLE ont créé L’ENSEMBLE RAYÉ ; Jean-Maurice « Momo » ROUSSEL a formé NIMAL avec Bratko BIBIC, Pippin BARNETT et Tom CORA, tandis que Gilles V. REIDER et CHRISTIAN ADDOR ont été à l’initiative d’albums solo (le premier ayant aussi participé aux groupes LES SALES COMBLES et GOD IS MY CO-PILOT). Ces descendants portent tous, à un degré ou à un autre, la marque de l’esprit DÉBILE MENTHOL, tout comme d’autres formations décalées des années 1980 telles que LES I, VIRGULE IV, etc.
Les deux LP de DÉBILE MENTHOL figurent donc en intégralité sur ce double CD elliptiquement baptisé Émile à la campagne. Précisons également que deux titres bonus tout à fait recommandables ont été ajoutés au Jardin patrologique, ce qui achève de faire de cet objet un « must » pour les férus de musique progressive.
Il ne reste plus qu’à rééditer (sous forme d’un autre double CD ?) les deux autres opus de DÉBILE MENTHOL, La Cigarette du plus fort et Live in Europe, parus à l’époque sous forme de cassettes, et l’on aura ses œuvres complètes !
Stéphane Fougère
(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n°14 – décembre 2003)