Debora SEFFER – Let me Fly away
(ACEL)
Let me Fly away… Pareil titre pourrait être de prime abord celui que choisirait un ou une jeune artiste prodige pour baptiser sa « toute première fois » discographique. Ce n’est pas exactement le cas qui nous occupe ici. Car la violoniste et compositrice Debora SEFFER s’est depuis longtemps mis à voler de ses propres ailes ! Son tout premier disque solo, Silky, date de 1992 et a été chaperonné par rien moins que Didier LOCKWOOD, dont elle a été il est vrai l’élève et qui faisait un peu partie de la famille musicale dans laquelle a baigné Debora SEFFER, à savoir celle créée par son saxophoniste et claviériste de père, un certain Yochk’o SEFFER, figure de proue d’univers musicaux situés à la jonction du jazz libre, de la musique contemporaine et de la musique ethnique est-européenne (origine hongroise oblige), et auxquels on se doute que Debora s’est abreuvée.
C’est du reste aux côtés de son père que Debora a fait certains de ses premiers pas scéniques et discographiques, jouant avec lui des standards de Thelonious MONK et lors d’une reformation ponctuelle de ZAO en 1986, puis au sein de la formation Yochk’o SEFFER S.T.S., dont l’unique témoignage enregistré figure sur Enneade (1987) – une compilation du label Musea consacrée aux musiques dites nouvelles inspirées par l’univers de MAGMA – ; elle a également enregistré en 1988 sa première composition pour une autre compilation Musea, Violin Connection, qui n’est sortie qu’en 1992, et a figuré dans l’enregistrement de l’album Prototype de Papa Yochk’o (1989), avec Barre PHILLIPS et Barry ALTSCHUL.
Mais son premier envol soliste, Debora le doit à sa rencontre avec le claviériste Thierry MAILLARD, avec qui elle formera son premier quartette. Signé sur le label La Lichère, le Debora SEFFER QUARTET a donc enregistré Silky, dûment salué par LOCKWOOD (1992) et récompensé d’un Django d’or (meilleur espoir français en jazz), puis l’électrisant Bluesons rouge (1993), dans lesquels elle présente un pétillant cocktail de jazz-rock revigorant, d’influences ethniques est-européennes à haute dose de lyrisme hongrois et de teintes contemporaines bien senties, le tout rehaussé d’épices personnelles caractéristiques du tempérament de Debora. L’album Mantsika, paru en 1997, a porté cette mixture à son apogée et a été salué unanimement par la critique.
Puis il y a eu d’autres envols, des expériences et des rencontres avec plusieurs figures du jazz, un album de reprises de thèmes de jazz, l’accompagnement de la chanteuse MAURANE sur scène, un hommage discographique à Ornette COLEMAN avec Papa Yochk’o, un nouveau quartette œuvrant toujours dans le même monde musical, mais avec des connotations électro-groove, un superbe duo avec Thierry MAILLARD, qui a tourné et enregistré (CD+DVD Héliotropes)…
Avec le temps, Debora a semble-t-il ralenti sa course, mais on l’a retrouvé au début des années 2010 au sein du quartette 4 ESSENTIAL, puis elle a enregistré un nouvel album de reprises, Someone to Watch over me (2012), et il a fallu attendre 2017 pour la voir former encore un nouveau quartette avec Bojan Z., Damien VARAILLON et Jean-Pascal MOLINA et enregistrer la très belle galette Au croisement des chemins (2017).
Bref, même si Debora SEFFER s’est faite quelque peu plus discrète ces dernières années, il semble que, pour elle, chaque nouvel album est un nouveau départ, un nouvel envol. Il n’y avait donc pas de raison que ce dixième disque ne soit pas lui aussi le prétexte à un autre décollage artistique, d’où le titre Let me Fly away.
Et de fait, c’est avec une nouvelle formation que Debora s’est confectionné de nouvelles ailes. Toujours fidèle à la formule en quartette, qui lui sied apparemment le mieux, Dame SEFFER a fait appel à Thierry ELIEZ, pianiste-organiste-claviériste hétéroclite qui s’est illustré dans plusieurs genres musicaux (il a récemment rejoint MAGMA, a sorti un album portant sur les musiques de Michel LEGRAND et les textes de Claude NOUGARO et travaille sur un projet d’hommage à Keith EMERSON, entre autres implications) ; à Felipe CABRERA, contrebassiste cubain entendu notamment auprès de Gonzalo RUBALCABA ; et Pierre MARCAULT, percussionniste de légende qui a fait partie d’OFFERING, d’ANDOUMA, etc.
Pareille formation est déjà promesse de changement notable dans la matière musicale concoctée par Debora SEFFER puisque, jusqu’à présent, ses formations incluaient plutôt un batteur (au jeu souvent très percussif, il est vrai). Et quand on sait que Pierre MARCAULT a un set de percussions particulièrement garni, on devine que la tonalité de l’album se distinguera par sa chatoyance acoustique, avec une connotation multi-ethnique dans les rythmes que vient renforcer le jeu souple et serpentin de Felipe CABRERA à la contrebasse. Ainsi, aux racines hongroises de Miss Debora – assez prégnantes sur Dance of Life – s’ajoutent ça et là des parfums sud-américains, africains, qui confèrent au répertoire de Let me Fly away un swing aussi coloré que raffiné.
L’autre caractéristique de cet album, c’est que le violon de Debora SEFFER ne tire pas nécessairement la couverture vers lui ; en fait, il se distingue même par sa sobriété. En revanche, Debora a privilégié les interventions vocales. Non pas tant pour chanter des « chansons » au sens strict du terme – même si certaines pièces en prennent la forme (A Day Without, The Silence of Your Words) – mais pour intégrer une « voix » supplémentaire à sa musique. Son chant fait ainsi cause commune avec son violon, ou se substitue même à lui sur certains morceaux. Debora SEFFER développe ainsi un travail déjà entamé depuis quelques années (elle avait commencé à user de sa voix dans son album éponyme de 2004), mais de manière semble-t-il plus insistante sur Let me Fly away, qui s’inscrit ainsi dans la voie de son album Someone to Watch over me.
On trouvera donc ici sept compositions et deux reprises (une de Wayne SHORTER – Aung San Suu Kyi – et l’autre de Herbie HANCOCK : Butterfly). Certaines sont chantées en anglais ; et sur d’autres le chant de Debora s’épanouit hors des mots courants, exploitant un langage plus onomatopéique qui souligne et enrichit la composante rythmique de sa musique (Like an Emergency, Scibble), quand elle n’use pas simplement de vocalises.
Mais l’autre surprise, c’est que Debora n’est pas la seule à donner de la voix ! Et si elle a choisi d’embaucher Thierry ELIEZ, ce n’est pas seulement pour ses talents de claviériste (qui, ne vous inquiétez pas, sont parfaitement et amplement exposés ici, en plus de ses talents d’orchestrateur), mais aussi parce que lui aussi sait faire occasionnellement usage de sa voix. Et pour couronner le tout, la vocaliste Ceilin POGGI (qui a récemment réalisé un album avec Thierry ELIEZ – comme le monde est petit !) a été invité à ajouter son grain de voix sur deux pièces.
Let me Fly away fait donc montre d’une composante vocale assez proéminente, mais les compositions de Debora SEFFER sont aussi de nature à offrir des espaces de liberté suffisamment amples pour les laisser les musiciens s’esbaudir. Au passage, Pierre MARCAULT a même eu droit de caser une pièce soliste pour percussions (A Breath). Mais qu’on ne s’attende pas non plus à de l’étalage soliste nombriliste. Du reste, les pièces font montre ici d’une relative concision et ne s’étirent pas trop dans le temps. En, fait, l’album se distingue même par sa brièveté relative. Mais gageons qu’en concert, le répertoire de Let me Fly away est assurément étoffé par les talents solistes en présence.
Sans proposer un radical changement de direction dans la musique de Debora SEFFER, Let me Fly away se démarque par ses nouvelles teintes, témoignant d’une évolution certaine de la vision artistique de la violoniste-chanteuse. À l’énergie débordante de ses débuts se substituent ici des inclinations pour des climats plus feutrés, plus nuancés, tout en diffusant un même plaisir communicatif et enthousiaste de jouer ensemble. Debora SEFFER s’envole donc de nouveau, et sa musique a suffisamment de charme et de fraîcheur pour nous donner également envie de décoller…
Stéphane Fougère
(Photo concert : Sylvie Hamon)
Site : www.deboraseffer.com