Denis FRAJERMAN / Marc SARRAZY / Loïc SCHILD – Paysages du temps

21 vues

Denis FRAJERMAN / Marc SARRAZY / Loïc SCHILD – Paysages du temps
(KlangGalerie)

À quoi pourrait bien ressembler le temps si on le peignait en toile de fond paysagère ? Sûrement à ce que cet album en donne à voir, à travers un savant tissage sonore qui convoque trames électroniques et instruments organiques. Ces Paysages du temps ont été concoctés par un vétéran de la scène expérimentale française : expatrié depuis des lustres de la famille PALO ALTO, Denis FRAJERMAN n’a depuis eu de cesse de cultiver des ailleurs sonores que sa familiarité avec l’œuvre du romancier Antoine VOLODINE nous pousse à qualifier de post-exotiques. Ses Paysages du temps ne font pas exception, quand bien même ils se voulaient au départ un hommage à la musique « krautrock » des années 1970.

L’auditeur qui, attiré par cette dédicace, s’attendrait à écouter du bon gros rock psychédélique plus ou moins remis au goût du jour en sera pour ses frais. Car l’hommage que prétend rendre Denis FRAJERMAN à cette scène musicale d’un autre… « temps » est à des kilomètres d’une copie servile de ce que les pionniers de cette scène ont déjà réalisé. Il n’y a rien de typiquement rock ici, et en lieu et place d’une choucroute garnie, nous avons plutôt affaire à une cuisine raffinée qui se serait débarrassée de toute forme de gras. En fait, c’est moins le krautrock de base qui sert de référence ici que son excroissance planante parfois nommée « kosmische musik ». Pensez Klaus SCHULZE, NEU !, ASH RA TEMPEL dans ses plages oniriques, ou même PINK FLOYD dans ses formes les plus abstraites, et vous serez plus proches du résultat. Denis FRAJERMAN expose sa propre vision des 70’s planantes en l’étirant dans des retranchements plus contemporains, au confins de ce qu’il est convenu d’appeler l’ambient.

Mais attention : les deux plages musicales que renferme ce disque ont beau relever d’une certaine forme de musique ambient, elles n’ont rien d’inerte ou de hiératique, et sont encore moins « opiacées ». Imaginez un tableau dont l’observation répétée décèlerait tout un tas de grouillements vibratoires, de micro-cellules de couleurs en effervescence furtive. Vous croyez vous trouver devant une toile statique, quand vous réalisez que vous circulez à l’intérieur, que ce qui était un cadre hermétiquement clos devient un univers aux reliefs fuyants.

Le titre Paysages du temps se prête du reste au dédoublement ludique de sens, puisqu’en vérité ces « paysages » n’en constituait qu’un seul au départ mais ont été divisés en deux et ont été conçus en deux phases, au point qu’on peut parler d’un « Paysage (en) deux-temps »… L’album a effectivement été à l’origine pensé comme une œuvre soliste. Denis FRAJERMAN avait enregistré une seule plage musicale faite de nappes d’orgue, de drones, de vents arides et lointains et de tintements suaves de bols tibétains. Mais cela a paru trop « figé » pour le maître des lieux, aussi a-t-il requis le concours de deux amitiés musicales de longue date dont il savait qu’elles seraient capables d’injecter des souffles de vie dans ce panorama éthéré. La plage de 42 minutes est ainsi devenue un diptyque, chaque volet de 20 minutes environ se distinguant par sa combinaison instrumentale bien distincte.

Sur le premier de ces Paysages, le percussionniste et batteur Loïc SCHILD (ancien membre du groupe MONKOMAROK qui a depuis étendu ses compétences au théâtre, à la danse et aux musiques de documentaires) vient étoffer les apesanteurs venteuses de FRAJERMAN en secouant avec subtilité et raffinement sa batterie et ses percussions métalliques, notamment un assortiment de cloches qui vont de pair avec les bols tibétains déjà présents sur la toile d’origine.

Nourri de ses apprentissages passés avec les arcanes rythmiques indiennes, orientales et africaines, Loïc SCHILD ne cherche aucunement à « battre la mesure », mais plutôt à générer une matière pulsative faite de clapotis, de marées, de ressacs, de replis, emprunte de légèreté mais aussi de profondeur, et dont les manifestations vibrantes créent une tension organique avec le balayage des vents et les aplats d’orgue. Assiste-t-on à une cérémonie rituelle d’un autre âge ou téléportée d’une autre planète ? Il y a en tout cas de la vie sur cette « Terre paysagère du temps » quelque peu parallèle à la Terra Amphibia de Mani NEUMEIER (GURU GURU), et que l’on jurerait placée en orbite dans la galaxie de nos imaginaires…

YouTube player

Le second des Paysages continue à être battu par les vents, un rien plus insistants, et auxquels les bols tibétains tentent d’accrocher leurs ondes vibratoires. Quand se manifeste un piano. En l’occurrence, c’est celui de Marc SARRAZY pianiste entendu dans plusieurs projets (notamment avec Laurent ROCHELLE pour le duo SARRAZY/ROCHELLE) et qui, dans un monde attenant, est connu aussi comme rédacteur et écrivain (on lui doit un ouvrage sur Joachim KÜHN et il en prépare un sur la scène jazz russe).

Rompu aux musiques libres, Marc SARRAZY investit l’espace engendré par FRAJERMAN en faisant montre de sa maîtrise d’un langage pianistique contemporain, jouant sur les touches comme sur les cordes, non pas juste pour saturer cet espace d’esbroufes solistes égocentriques, mais bien davantage pour éclairer en oblique la perspective surréelle de ce « paysage temporalisé ». Convoquant les ombres de SATIE comme de DEBUSSY ou celles des B.O. du cinéma russe, il surfe sur les poches d’apesanteur, ballotte le souffle de la couche venteuse, en bouscule les spirales pour engendrer d’autres volutes, tantôt plus troublées, tantôt plus détendues, diffractant la fibre contemplative et exhumant des spectres émotionnels que l’on croyait désintégrés mais qui reprennent goût à la respiration…

Au trio de base (FRAJERMAN/SCHILD/SARRAZY) qui jamais ne se commet en trio dans ces deux photographies paysagères, il faut ajouter le travail de mise en relief panoramique de Laurent ROCHELLE, à qui Denis FRAJERMAN a confié (une fois n’est pas coutume) les tâches d’enregistrement et de mixage du piano et des percussions, et le travail graphique de REWIND Ltd (alias Jérémy CHINOUR, autre ancien complice de FRAJERMAN  dans la compagnie LE CHIENDENT), dont les illustrations de reliefs rocheux sur fond de voûte étoilée sur les quatre volets du CD digipack reflètent à merveille la dimension onirique de cette création de Denis FRAJERMAN.

Et quand le vent tombe enfin, c’est l’auditeur qui reste en état de suspension, bien conscient d’avoir effectué une plongée dans les fissures de son dôme sensoriel et mnémonique. C’est à une excursion dans les géographies intérieures et dans leurs résonances stratosphériques qu’invitent ces Paysages du temps.

Stéphane Fougère

Site : http://denisfrajerman.com

Page label : https://klanggalerie.bandcamp.com/album/paysages-du-temps

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.