EYM TRIO feat. Varijashree VENUGOPAL – Bangalore
(Melmax Music)
C’est l’histoire d’un trio jazz qui joue en quartet. Les esprits ultra-rationnels vont encore se plaindre que cet état de choses porte préjudice à l’intégrité logique et morale de leur vision des choses et de la marche du monde ! Ou bien ils tâcheront de tempérer le scandale en dénonçant le fait que le quatrième membre n’est en fait qu’un invité de passage venu faire coucou sur un ou deux morceaux du répertoire… Ils risquent dans le cas qui nous occupe de s’arracher les cheveux puisque le quatrième membre en question fait bien plus que de la figuration de seconde zone, ou du décor faire-valoir pour le trio : tout au contraire, elle – puisque c’est une femme – est vraiment au centre du triangle et s’intègre à un univers déjà bien rôdé tout en lui soumettant une direction, une marche à suivre qui tient compte de ses particularités artistiques et culturelles. En l’occurrence, à la syntaxe jazz acoustique développée par le trio depuis un peu plus d’une décennie vient ici s’immiscer la grammaire d’une pratique musicale datant de plusieurs siècles, à savoir la tradition carnatique de l’Inde du Sud. Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, l’EYM TRIO a l’honneur d’accueillir pour son quatrième album la chanteuse et flûtiste Varijashree VENUGOPAL, s’il vous plaît…
Pourtant, à en juger par le patronyme qu’il s’est donné, l’EYM TRIO semblait vouloir tenir à son statut de… trio : c’était dans ses gênes, vu que le nom EYM est composé comme vous l’aurez remarqué, de trois lettres, lesquelles sont de plus les initiales des prénoms de chacun des trois membres du groupe, soit Élie DUFOUR, Yann PHAYPHET et Marc MICHEL. On ne peut pas faire plus rigoureux. Cependant, l’EYM TRIO n’a jamais cherché à travailler uniquement en circuit fermé. C’est même en s’ouvrant à d’autres influences et en conviant d’autres personnalités qu’il a nourri sa démarche et défini son univers à géométrie variable.
Depuis sa toute première scénique à l’Amphithéâtre de l’Opéra de Lyon en 2011, le trio a joué dans tous types de lieux – des clubs de jazz aux scènes de festival – et a tourné dans plusieurs pays d’Europe, et au-delà. Forcément, il a fait des rencontres. Son deuxième album, Khamsin (2016), en porte les traces puisqu’y sont conviés l’accordéoniste tzigane Marian BADOÏ et le oudiste égyptien Mohamed ABOZEKRY. Des Carpates au Nil, l’EYM TRIO franchit bientôt les portes de l’Inde et y rencontre à Bombay une chanteuse classique, Mirande SHAH, qu’il invite sur son troisième album, Sādhana, de même que le guitariste israélo-américain Gilad HEKSELMAN.
La démarche « excursionniste » de l’EYM TRIO franchit alors un nouveau pas avec la création d’une web-série, les Nomad’Sessions, enregistrées en live dans des lieux atypiques lors de ses tournées, de Venise à Manhattan en passant par Tchernobyl, un volcan javanais, une plage indonésienne et Bangalore. Or, c’est précisément dans cette capitale du Karnataka que le trio a rencontré en 2017 Varijashree VENUGOPAL, une artiste indienne qui a tout de la jeune prodige.
Pour preuve, elle savait déjà identifier une cinquantaine de ragas indiens à l’âge de 18 mois seulement et 200 à 4 ans. C’est ce qui s’appelle avoir l’oreille bien affûtée ! Avoir eu des parents musiciens a certes pu aider, Varijashree VENUGOPAL ayant été initiée au chant carnatique par son père, Vidwan H. S. VENUGOPAL, puis avec plusieurs autres grands maîtres indiens qui lui ont appris des compositions parfois très rares. Elle a de même donné son premier récital à 7 ans et s’est initiée également à la flûte à 20 ans.
Récompensée de plusieurs prix, Varijashree VENUGOPAL ne s’est pas cantonnée au seul registre traditionnel. Le style fusion ne lui est pas inconnue puisqu’elle s’est commise avec un groupe de Bangalore, CHAKRAPHONICS. Elle a aussi été invitée à poser sa voix sur des albums du Max CLOUTH CLAN (Kamaloka), de Stéphane EDOUARD (Pondicergy Airlines), de Stewart COPELAND et Ricky KEJ (Divine Tides) ainsi que sur le dernier LP du groupe SIXUN, Unixsity, et a fait entendre sa flûte sur le disque Sensurround du TRIO BOBO. De plus, elle a enregistré quelques albums et des singles, composé pour des documentaires, des courts-métrages, des pièces de théâtre, a joué avec Bobby McFERRIN, Hamilton de HOLANDA et a été remarquée par rien moins que Chick COREA, John McLAUGHLIN, Victor WOOTEN (Béla FLECK & THE FLECKTONES), Michael LEAGUE (SNARKY PUPPY), etc.
Avec Varijashree VENUGOPAL, l’EYM TRIO a joué sur scène des morceaux de son troisième album avant de se décider à enregistrer ensemble en 2023 tout un album avec de nouvelles compositions. Baptisé Bangalore, ce dernier a été enregistré live en un seul après-midi aux studios ICP de Bruxelles, avec une seule prise par morceau et sans retouche ultérieure, signe de la grande complicité et de la forte connexion que les trois musiciens lyonnais ont noué avec la chanteuse indienne.
No Madness donne le ton : de curieuses sonorités émanant d’un piano vraisemblablement « préparé », une voix qui émerge doucement, une rythmique syncopée, une contrebasse qui pulse, une mélodie sinueuse, des envolées vocales lyriques… on a bien affaire à un jazz sans frontières.
Et même si le deuxième morceau s’intitule Borders, on sent que le groupe ne veut pas s’en donner et se plaît à entraîner l’auditeur dans des méandres harmoniques et rythmiques tortueuses et raffinées qui retiennent l’attention, alternant moments de liesse et instants plus feutrés, voire mélancoliques (Song for Anilou, Émile). Le chant de Varijashree VENUGOPAL, tout imprégné des complexités et des ornements propres à la tradition carnatique, se révèle aussi fascinant quand il se met à « scatter » des thèmes jazz en usant du solfège indien, selon la technique dite « sargam ».
Les musiciens sont ainsi poussés sur des chemins inattendus en exploitant plusieurs modes de jeu. Comme on l’a signalé, Elie DUFOUR se plaît par endroits à métamorphoser le son des cordes de son piano, mais fait montre également d’une belle inspiration mélodique aux développements savoureux, la contrebasse de Yann PHAYPHET, toute en discrétion, joue de ses rondeurs et de ses impulsions, se fondant dans le spectre sonore tout en assurant une dynamique immuable, tandis que Marc MICHEL adopte un foisonnant jeu de batterie à caractère percussif, fûts et cymbales étant mis à contribution pour déployer des phrasés rythmiques hautement colorés et nuancés. Varijashree VENUGOPAL ne fait entendre son jeu de flûte – au demeurant assez ensorcelant – que sur un seul morceau, l’épique et labyrinthique Bangalore, tout en variations climatiques et en rebondissements palpitants.
Sur les huit compositions que comporte Bangalore, six sont écrites par le pianiste, Élie DUFOUR, le batteur Marc MICHEL recycle et transforme une pièce déjà enregistrée pour l’album précédent, Sādhana (I’m Travelling alone), et une pièce provient du répertoire traditionnel carnatique, Jagadodarana, arrangée et jouée en duo par Élie et Varijashree. La pièce de clôture a été titrée Namasté !, comme un salut final mais qui peut se lire comme un souhait de bienvenue au sous-entendu de « revenez-y ».
On ne se le fera pas dire deux fois !
Stéphane Fougère
Sites : www.eym-trio.com