Frank ZAPPA – Zappa in New York (40th Anniversary Deluxe Edition)
(Zappa Records)
Objet n° 112 dans la discographie de ZAPPA, il s’agit ici de célébrer les quarante ans de l’un des disques les plus populaires dans l’œuvre du musicien. Ce Zappa in New York est le témoignage des quatre concerts donnés au Palladium de New York entre le 26 et le 29 décembre 1976.
Il ressort aujourd’hui sous la forme d’un très beau coffret, offrant plus de trois heures de musique et contenant 5 CD ainsi qu’un superbe livret fort détaillé avec des photos inédites de Gail ZAPPA et des notes de deux des musiciens de la formation de cette époque, à savoir Ruth UNDERWOOD et Ray WHITE.
Concernant les CD, le premier propose « the original 1977 vinyl mix » depuis longtemps épuisé, remastérisé pour l’occasion par Bob LUDWIG. Les disques suivants, intitulés Bonus Concert Performances Part 1, 2, 3 (CD 2, 3 , 4) contiennent de nombreux titres live inédits tirés de ces quatre soirées de décembre. Le dernier CD Bonus Vault Content propose quelques raretés en studio (notamment des versions au piano de The Black Page, interprétées par Tommy MARS en 1978 et Ruth UNDERWOOD en 2017) et quelques extraits live mixés par ZAPPA et son équipe en 1977 au Record Plant (dont la version de Punky’s Whips) et en 1990 au studio Utility Muffin Research Kitchen.
Comme pour les concerts au Roxy de 1973, ZAPPA est accompagné d’un groupe fabuleux. Il y a les percussionnistes Ruth UNDERWOOD et David SAMUELS (il est malheureusement décédé le 22 avril 2019), le batteur Terry BOZZIO (grand amateur de jazz, écoutant les disques de Tito PUENTE, il jouait avec ZAPPA depuis le Bongo Fury Tour; âgé alors de 24 ans, il succédait à Chester THOMPSON), le bassiste Patrick O’HEARN, mais aussi Ray WHITE (guitare, chant), l’ex ROXY MUSIC, Eddie JOBSON (claviers, violon) et toute une section de cuivres-instruments à vent comprenant cinq musiciens (Randy et Mike BRECKER, Tom MALONE, Ronnie CUBER, Lou MARINI) dont certains viennent du Saturday Night Live. ZAPPA était apparu dans ce show célèbre le 11 décembre 1976 et avec son groupe avait notamment joué trois titres: I’m the Slime, Purple Lagoon (avec John BELUSHI déguisé en samouraï, clin d’oeil au film Yojimbo de KUROZAWA datant de 1961) et Peaches en Regalia. Il avait également participé à un sketch, The Killer Trees avec BELUSHI en père Noël ivre.
Cet ensemble va encore une fois apporter un souffle nouveau qui dépasse les frontières du rock. ZAPPA réunit tous les univers qu’il affectionne, englobant le rock, le jazz, le free jazz (Approximate datant de l’époque du Grand Wazoo ; ce titre est un hymne aux mesures impaires et aux cycles rythmiques, dont la partition offre la possibilité à chaque musicien de jouer librement sa partie) et les musiques savantes. Cette transmutation n’opposant plus les genres s’effectua pour le bonheur des auditeurs les plus ouverts.
Après les concerts, ZAPPA s’est rendu au Record Plant Studio de Los Angeles pour travailler sur l’élaboration de ce live. Il va piocher les meilleures sections des compositions choisies, allant d’un concert à l’autre pour former le document final dans l’intention de le publier. Ce long travail fut terminé en mars 1977, suivi d’une première parution en version double 33 tours et en K7 via WEA et DiscReet, un sous label de Warner. Il y avait alors onze titres: en face A, il y avait Titties & Beer, I Promise Not to Come in your Mouth et Punky’s Whips. La B proposait Sofa, Manx Needs Women, The Black Page Drum Solo/ BP 1, Big Leg Emma et Black Page 2. Honey, Don’t You Want a Man Like me ? et The Illinois Enema Bandit figuraient sur la face C et The Purple Lagoon, dans une version de dix-huit minutes, occupait la dernière face.
Mais hélas, cette version n’était pas du goût de Warner et sera vite retirée. ZAPPA va être confronté à des problèmes avec ce label. Le live va en effet subir les coupes et la censure de la part de Warner, au grand désespoir de ZAPPA, et la deuxième version de Zappa in New York ne paraîtra que l’année suivante en mars 1978. Certains titres ont dû être raccourcis. Titties & Beer ne dure que cinq minutes. Il faudra attendre la version double CD agrémentée de titres supplémentaires (édition retravaillée, remixée par FZ et Bob STONE parue dans les années 1990 – Official Release n° 23 – Zappa Records) pour avoir une version plus longue de deux minutes où nous pouvons entendre ZAPPA mentionner le titre suivant Cruisin’ for Burgers. Dans l’édition anniversaire qui nous intéresse aujourd’hui, cette chanson titrée également Chrissy Puked Twice figure dans le CD 3 (une version de 6’40 datant du 27 décembre) et le CD 5 (une version de huit minutes, du 29 décembre, mixée par ZAPPA et deux de ses acolytes).
Quant à la fabuleuse chanson avec Terry BOZZIO au chant, intitulée Punky’s Whips, elle a été tout bonnement éjectée car le thème abordé était très osé pour Warner. Ce titre a été jugé trop proche de la cause homosexuelle (BOZZIO avait été marqué par la beauté d’Edwin « Punky » MEADOWS, guitariste du groupe ANGEL à la vue d’une photo parue dans un fanzine japonais Ongaku) et cela n’était pas acceptable pour Warner. Punky’s Whips finalement verra le jour sur Läther, un autre document qui posera aussi beaucoup de problèmes pour une sortie officielle.
Ce coffret luxueux propose en plus de la version originale (« original master mix ») de 1977 depuis longtemps épuisée, les meilleures performances des compositions que Frank a choisi pour créer Zappa in New York (nous imaginons, le travail fastidieux que cela a dû être en récupérant les « master tapes originaux » pour proposer enfin des versions sous leur forme originale et complète, car certains titres comme Punky’s Whips, Titties & Beer et Honey, Don’t You Want a Man Like me ?, avaient été, comme l’indique le livret, complètement « frankesteinisées » par ZAPPA).
Nous découvrons aussi, et c’est vraiment une occasion à ne pas rater, une version de chaque morceau qui a été joué durant ces quatre soirs. Ce qui permet d’écouter pour la première fois des titres joués par cette formation et qui ne figurent pas sur la précédente édition de ce ZAPPA à New York. Citons par exemple Peaches en Regalia, Black Napkins ou Dinah-Moe Humm.
De ces concerts de décembre 1976, il faut rappeler que les set-lists présentaient une multitude de compositions inédites dont certaines étaient déjà présentes sur d’autres live comme FZ: OZ (Sydney, Hordern Pavillion, 20 janvier 1976) ou Philly’76 (Philadelphie, Spectrum, 29 octobre 1976). Nous citerons le complexe The Black Page, dont Ruth parle de sa genèse dans le livret (à l’origine ZAPPA l’avait composé pour BOZZIO comme un solo de batterie), le très drôle Titties & Beer et Punky’s Whips qui sera rejoué en 1977 et au début 1978 avant de disparaître complétement des set-lists (nous retrouvons une autre version sans les cuivres sur le triple CD Halloween 77, live au Palladium de New York, le 31 octobre, avec notamment Adrian BELEW et Tommy MARS – Official Release n° 110k, Zappa Records).
Parmi ces live inédits, il y a également quelques trésors comme le très rare America Drinks datant de 1967 et Any Kind of Pain qui ont été joués une seule fois le premier soir. A propos de Pain, les fans seront étonnés de savoir qu’une version existait déjà en 1976, parce qu’il ne sortira qu’en 1988 sur le disque Broadway the Hard Way. Lors du concert du 26 décembre, le refrain de ce titre est inclus en plein milieu du morceau The Purple Lagoon dans une version de quatre minutes seulement, mais où les cuivres sont sensationnels et chaleureux. Le 29 décembre, ce même lagon écarlate, d’une plus longue durée, dérivait aisément vers Be-Bop Tango, offrant un voyage intense aux frontières du jazz.
Concernant les vieux morceaux, dont certains sont devenus des classiques du répertoire de ZAPPA, les set-lists sont assez larges pour prendre conscience de l’étendue de son travail et permettent de redécouvrir ses précédents albums avec parfois des versions totalement revisitées et en mode instrumental. Le groupe s’amuse à reprendre des titres provenant des albums Absolutely Free (Big Leg Emma, America Drinks), Hot rats (Peaches en Regalia), Uncle Meat (Pound for a Brown et Cruisin’ for Burgers présentée sous une forme instrumentale vraiment très réussie), 200 Motels (Penis Dimension), Over-Nite Sensation (I’m the Slime, Montana, Dinah-Moe Humm), One Size Fits All (Sofa 1 et Sofa 2), Zoot Allures (Black Napkins dont nous découvrons sur le CD 4, une incroyable version de vingt-huit minutes incluant notamment un magnifique solo de violon par JOBSON rappelant ses heures de gloire avec ROXY MUSIC; Find Her Finer et The Torture Never Stops). Donc, nous avons des set-lists qui couvrent la période 1967-1976; le dernier album studio en date étant Zoot Allures paru quelques mois auparavant.
Les CD 2, 3 et 4 présentent les titres dans un ordre qui permet d’avoir un aperçu de la set-list typique donnée lors de ces concerts (en les comparant avec la reproduction de la set-list du premier concert, écrite de la main de ZAPPA et intégrée dans le livret). Après l’annonce introductive d’un invité de marque Don PARDO, le groupe commence par Peaches en Regalia suivi par The Torture Never Stops et tout un tas de nouvelles compositions avant de finir la première partie du show par des titres connus. Pour la deuxième partie, nous retrouvons davantage de vieux morceaux avant de finir avec Titties & Beer et Cruisin’ for Burgers. Pour les rappels, au nombre de trois, il y avait notamment des pièces comme Black Napkins et Dinah-Moe-Huum.
Ces CD dévoilent une musique riche et intense, sonnant très seventies, à la fois mélodique et complexe, jouée par un groupe impressionnant; nous sommes comme toujours marqués par la précision, la puissance de tous les musiciens, la section rythmique féroce menée par BOZZIO – O’ HEARN et les deux percussionnistes au jeu rapide, clair et limpide. N’oublions pas aussi ZAPPA qui livre de très beaux passages à la guitare sur The Torture Never Stops, I’m the Slime ou Black Napkins. ZAPPA reste un guitariste fabuleux et imaginatif dont le jeu et la technique peuvent être très difficiles même pour les guitaristes les plus renommés (Phil MANZANERA par exemple).
Il y a un dernier point intéressant à souligner et qui concerne cette fois le chant. Les chansons montrent que ZAPPA renoue avec une pratique vocale abordée sur Uncle Meat, tenant du Sprechgesang (« récitation à mi-chemin entre la déclaration parlée et le chant »: voir le livre « Franck Zappa » par Guy Darol, page 223-Folio Biographies-Gallimard) et le bop-talk (c’est une façon de chanter mêlant des onomatopées et de l’argot, dont un des représentants se nomme Richard « Lord » BUCKLEY, inventeur du Jazz-Hip Spoken Word. ZAPPA publiera en septembre 1969 sur son label Straight, son disque A most Immaculately Hip Aristocrat).
Zappa in New York montre toute la diversité de l’univers de Frank. Et cela fait déjà quarante ans ! C’est fabuleux d’entendre une musique qui a gardé toute sa puissance et sa richesse. ZAPPA nous transporte vers quelque chose d’unique avec un groupe aux multiples visages, qui sonne très rock seventies ou tel un big band jazzy, capable d’aborder différents styles (rock, jazz, free et même funk). C’est une formation qui est au sommet de son art lorsqu’il interprète Punky’s Whips (la version du CD 2, prise lors des concerts des 27 et 29 décembre) qui est un oratorio d’amour inoubliable. À l’écoute de tous ces bijoux, la musique de ZAPPA reste intemporelle et infinie.
Cédrick Pesqué
Site : https://www.zappa.com/