Fred FRITH – Speechless
(Fred Records / ReR Megacorp/Orkhêstra)
Tant sur le plan musical que sur le plan chronologique, Speechless fait directement suite à Gravity, dont il prolonge et accentue l’aspect kaléidoscopique et azymuté, avec une tonalité rock encore plus marquée. Comme son prédécesseur, Speechless s’inscrit dans ce sillon improbable et ténu entre musique populaire savante et musique savante populaire, et jongle avec les langages du rock d’avant-garde, des folklores balkaniques, de l’improvisation, manipulés et transformés par les technologies du studio, qui devient outil de composition comme chez ART BEARS.
Comme sur Gravity également, Fred FRITH a conçu chaque face du disque avec une formation différente : sur la première partie, FRITH, toujours aussi multi-instrumentiste (guitare, violon, orgue, basse, mellotron), bat le fer angulaire avec les joyeux sbires d’ÉTRON FOU LELOUBLAN (dans la formation Guigou CHENEVIER, Ferdinand RICHARD, Margot MATHIEU et Jo THIRION) qui desservent un rock dadaïste taillé dans le lard, haché menu et truffé de méandres sagaces et farfelues (Laughing Matter/Esperanza, Carnival on Wall Street) que viennent arroser des enregistrements de terrain effectués par FRITH (fêtes de rues, manifestations, voix d’enfants, le quotidien de New York City, en somme) et la cornemuse de Roger Kent PARSONS.
On tient là le prototype d’un autre rock progressif qui évite autant l’emphatique que l’abscons et qui privilégie la densité et l’exultation, préfigurant la démarche de groupes tels que NIMAL, VOLAPÜK, etc.
La seconde partie du disque est constituée en majeure partie de thèmes joués live par le trio noise-rock saignant et jusqu’auboutiste MASSACRE (Fred FRITH, Bill LASWELL et Fred MAHER) – auquel se joignent occasionnellement des cuivres (dont l’alto sax de George CARTWRIGHT, futur CURLEW) – et que FRITH a remaniés en studio.
S’y ajoutent des pièces solistes aux climats plus sereins, comme la quasi-berceuse Domaine de Planousset ou plus étranges, comme le morceau éponyme dont la pulsation rythmique est prodiguée par le dysfonctionnement d’une conduite d’eau, tandis que la texture sonore est cousue de bribes d’interview consignée sur une bande magnétique sévèrement gondolée.
À partir d’un matériau hétéroclite (compositions labyrinthiques, improvisations live, enregistrements sur bandes et manipulations de studio), Fred FRITH a conçu un opus copieux et fascinant évoluant autour du thème des rapports entre pouvoir et langage et dont la digestion s’étale sur plusieurs écoutes.
Stéphane Fougère
(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n°16 – novembre 2004)