FREE HUMAN ZOO – The Mysterious Island

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FREE HUMAN ZOO – The Mysterious Island
(Odusseia / L’Autre Distribution)

« Homme libre, toujours tu chériras la mer… » avait dit ce bon vieux Charles. On peut désormais ajouter : Homme libre, tant que tu y es (parce qu’il te faudra bien accoster un jour…), tu chériras aussi cette « île bleue, au creux de l’océan… sous un soleil si grand, perdue dans la mer, comme un point comme une larme, bien loin de l’hiver, et du temps. » Ça vous rappelle quelque chose ? Oui, cette île bleue, l’enfant que vous avez été l’a connue, à la lecture d’un bouquin de la collection Bibliothèque verte, au visionnage d’un film de Cy ENFIELD, avec les mémorables effets spéciaux de Ray HARRYHAUSEN, ou bien de cette série franco-italo-espagnole en six épisodes, avec Omar SHARIF. L’île bleue, vous vous en souvenez maintenant ? C’était la chanson du générique, interprétée par Monique PIANEA, sur des paroles de Christine FONTANE et une musique du compositeur et chef d’orchestre italien Gianni FERRIO.

L’Île mystérieuse, car c’est bien elle, se rappelle cette fois à notre bon souvenir par le truchement du troisième album de l’un de ces secrets bien gardés de l’Hexagone, FREE HUMAN ZOO. Ce groupe français, qui se nourrit de plusieurs sources d’inspiration musicale mais ne revendique pas d’étiquette stylistique précise, prône une « aventure musicale de libération et d’émancipation », déjà illustrée par les albums Freedom, Now ! et No Wind Tonight. Gilles LE REST, compositeur, batteur, percussionniste et chanteur, en est l’âme nourricière et y insuffle ses visions.

Cette fois donc, la libération passe par l’exhumation d’un souvenir d’enfance, dont les traces sont restées encore vives ou ont ressurgi à la faveur d’un sursaut mnémonique, d’un réveil fracassant. Paradoxalement, on se souvient que, dans l’histoire, c’est suite au réveil d’un volcan que l’île mystérieuse a été engloutie par les flots…

Mais le réveil dont on parle ici est plutôt intérieur : l’île réémerge sur la ligne d’horizon de notre cerveau et de nos affects et, pour ne pas qu’elle disparaisse à nouveau, il faut en cristalliser le souvenir, l’impact sur notre processus de croissance. C’est ce qu’a fait le FREE HUMAN ZOO en lui consacrant tout un album.

Nous ne parlons ici non pas d’une simple réinterprétation de la bande originale du feuilleton, mais d’une recréation, d’une relecture qui prend la musique de la série pour point d’ancrage et qui nous invite à une nouvelle excursion dans les zones d’ombres et de lumière de cette île au mystère tacitement reconductible. Un souvenir en réveillant un autre, l’hommage à l’œuvre de Jules VERNE se double d’une subreptice dédicace à un autre récit fondateur, le Vendredi ou les limbes du Pacifique, de Michel TOURNIER, ce récit étant lui aussi une relecture du mythe de Robinson Crusoé de Daniel DEFOE dans lequel les rôles sont inversés, Vendredi devenant le « guide » de survie de Robinson. Et dans le creux de cette malle à souvenirs émane une réflexion sur le rapport de l’homme avec la nature, avec ses semblables, avec son for intérieur…

Les meilleurs mondes connectés sont ceux que l’on a fabriqués soi-même au fil de sa vie, consciemment ou inconsciemment… Gilles LE REST le sait bien et a fait de ce souvenir de feuilleton et de sa partition le moteur de la nouvelle fresque musicale de son FREE HUMAN ZOO, qui déploie des hommages et des références multiplans, transformant la fameuse île mystérieuse en un « Macguffin ». Par ailleurs, le livret qui accompagne le CD est truffé de citations littéraires et d’images renvoyant à l’œuvre de Jules VERNE, aux paysages îlotiers, au monde marin (rien que la pochette où un poisson-lune nous fait coucou derrière un hublot), à des gravures anciennes ou à des créations plastiques contemporaines.

The Mysterious Island est rien moins qu’une gigantesque suite musicale conçue à partir des thèmes mélodiques composés par Gianni FERRIO pour le feuilleton et que le FREE HUMAN ZOO réinterprète à sa façon, proposant ses propres arrangements, ses variations, ses détours. Gilles LE REST y a aussi intégré ses propres compositions, ses propres textes de chanson, inspirés par les résonances que lui a laissé le visionnage du feuilleton. Comme il l’explique lui-même : « J’avais cinq ans, peut-être six ou sept, lorsque j’entendis pour la première fois résonner cette mélodie… Pleine de mystère, subrepticement éthérée et porteuse d’une mélancolie aussi entêtante que régénératrice, elle ne m’a jamais quitté, revenant sans cesse sur les touches de mon vieux Pleyel, surgissant ténuement dans quelque mélopée d’un enjoué matin… »

C’est à une nouvelle expédition vers cette île mystérieuse que nous invite Gille LE REST, devenu une sorte de « gardien du temple » comme le fut le Capitaine NEMO de l’histoire. Il a pour ce faire réuni un nouvel équipage. Le « ZOO-Nautilus » qui se fait entendre ici a été en grande partie renouvelé par rapport aux disques précédents, le tromboniste Laurent SKOCZEK restant le fidèle lieutenant en second de Gilles LE REST.

Tout démarre avec un Incipit mouvant au gré des vagues, sur un bourdonnement de contrebasse (Béla BLUCHE)… Une voix annonce l’apparition de l’espace insulaire tant rêvé. Quelques notes de piano (Camille PETIT, emprunté au groupe GHOST RHYTHMS) dessine subrepticement une mélodie d’un autre âge, puis la chanson du générique renaît dans les notes haut perchées de Stella VANDER, génératrice de frissons ! Le thème est ensuite repris par la guitare d’Alexis DELVA (émanant du groupe ANAÏD), dont les sinuosités et heurts électrifiés exhument une sensation d’innocence perdue et retrouvée. En creux, une paire de bois souligne cet élan mélancolique.

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Gilles LE REST pose ensuite ses mots, inspirés cette fois par l’histoire de Robinson et de Vendredi, sur un autre thème musical de Gianni FERRIO, et c’est une autre voix, celle de Marie-Caroline REVRANCHE, alias LOUSSE, qui en exhale les parfums, colorés par le trombone de Laurent SKOCZEK et émoustillés par la guitare électrique. Gilles LE REST ajoute ses vocalises dans les interstices du chant de LOUSSE.

Le thème du générique est de nouveau revisité avec de nouvelles paroles illuminées par la voix aux confins du murmure de LOUSSE, sur fond de « soft jazz », où baguenaudent la flûte invitée de Jocelyn MIENNIEL (déjà entendue sur No Wind Tonight) et la contrebasse.

Puis la batterie s’ébroue, le piano entame un ostinato sur lequel les bois se mettent à frétiller lors de L’Essentielle Ascension, le saxophone alto de Mathieu METZGER (O.N.J., KLONE, LENT, AMIRILLIS…) s’échappe, puis entame un jeu de questions/réponses avec la guitare d’Alexis DELVA. D’une ambiance de chanson « jazz cool » où nous étions auparavant, nous avons basculé dans un jazz instrumental plus swinguant et hypnotique, sur lequel le saxophone trace son propre chemin buissonnier.

L’obsédant ostinato de piano se poursuit sur La Splendeur du volcan, tous les musiciens partent à l’assaut en mode frétillant, puis stoppent net, laissant le piano entamer une sonate solitaire, avant que tout l’équipage se mette à explorer les Vasques d’eau turquoise, dans lesquelles on rend au passage hommage à Manu DIBANGO. Béla BLUCHE troque sa contrebasse contre une guitare basse, qui se fend bientôt d’un solo qui concentre l’attention, puis la flûte de Jocelyn MIENNIEL égaye subitement les débats, et le saxophone alto de Matthieu METZGER prend un nouvel envol cette fois encore plus affirmé.

D’une couleur jazz acoustique dans laquelle nous avions évolué jusqu’à alors, le ton général tend à s’électriser sur Premiers Craquements : la guitare d’Alexis DELVA, prise d’un accès de folie métallique, se fait prompte à souffler sur les braises du volcan, lequel ne tarde pas à entrer en Eruption, pour saluer cette fois la mémoire de Daevid ALLEN, l’âme du GONG. L’ébullition portée à son pinacle, avec les occasionnelles ponctuations des vents, la basse et la batterie imposent un rythme obsédant, chtonien, aux accents ouvertement « zeuhl » pour illustrer ce qui ressemble à une coulée effectivement « magmatique », sur laquelle Laurent SKOCZEK métamorphose le son de son trombone en un sonar nasillard complètement extra-terrestre. Derrière, le ZOO prend littéralement feu.

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Dans Ton nom est personne, Gilles LE REST et LOUSSE se lancent dans un chassé-croisé vocal assez équilibriste, renforçant la nature obsédante du tapis instrumental, devenu franchement chaotique. Puis, à la contemplation des Mouettes de l’île, Gilles LE REST entonne une forme de « scat » éploré et alangui qui ressuscite le fantôme d’un Christian VANDER tel qu’on peut l’entendre dans To Love, par exemple. Les vents partent en lévitation, puis le piano installe un climat apaisant teinté de mélancolie refluante, avant que la flûte reprenne le thème originel de Gianni FERRIO, sur lequel les voix prennent leur envol, distillant un chant choral gorgé d’amertume grandiose, que vient embraser la guitare électrique.

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Puis, alors que le Nautilus craque de toutes parts, résonne le générique de fin de l’Île mystérieuse, de nouveau assuré par Stella VANDER, plus éthérée que jamais. Sans crier gare, une fanfare passablement éméchée débarque sur La Nef des Hommes de l’ombre et nous conduit clopin-clopant à l’Excipit, dont la narration, comme celle de l’Incipit, est assuré par l’ « incontournable » et brillant ingénieur du son Marcus LINON. Il nous confirme l’engloutissement de l’Île, mais celle-ci semble ne pas vouloir disparaître complètement : des chants de baleine, des tremblements de contrebasse et des éclats de cymbales se mêlent à des murmures dont on ne sait plus s’ils sont subaquatiques ou stratosphériques. En pleine dérive abstraite, Marie-Caroline « LOUSSE » REVRANCHE déploie un chant lyrique dans une langue imaginaire avant de céder l’espace aux chants de baleine et aux flux et reflux des vagues…

Ainsi s’achève The Mysterious Island, impressionnante fresque musicale de plus d’une heure découpée en quatorze parties enchaînées, mais qui s’écoute de préférence d’une traite, pour mieux faciliter l’immersion. De toute façon, dès que ça démarre, on est très vite happé, comme un gosse devant son écran télé. (Et à l’époque, il n’y avait pas – sur les chaînes françaises en tout cas – ces irritantes coupures de pub en plein milieu du rêve.) Chaque section ayant sa propre couleur, cette île du mystère nous a fait traverser une pro-fusion de territoires musicaux.

Par bien des aspects, et notamment dans sa construction et son développement, The Mysterious Island rappelle une autre fresque aux vertus hypnotiques, celle justement écrite par Christian VANDER, Les Cygnes et les Corbeaux, dont elle serait en quelque sorte un pendant plus aquatique. De l’air à l’eau, le souffle élémental ne perd pas au change, et le « voyage extraordinaire » du FREE HUMAN ZOO, bravant les temps et les modes, poursuit son combat de libération à travers des musiques ivres et des rythmes émancipateurs. Prêtez l’oreille, vous en connaîtrez le chemin…

Stéphane Fougère

Site : www.freehumanzoo.com

Photos du concert au Triton le 17 mars 2023

 

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