Mamadou DIABATE / Ustad Shujaat Husain KHAN / Vidwan Lalgudi GJR KRISHNAN – Strings Tradition
(Felmay / Orkhêstra)
Le nom STRINGS TRADITION pourrait prêter à confusion. Certes, les cordes ici réunies relèvent toutes – et représentent même les archétypes – d’une pratique musicale traditionnelle bien définie : la kora (harpe comprenant 21 cordes) représente le versant ouest de l’Afrique, et plus particulièrement le Mali, tandis que le sitar et le violon renvoient aux traditions de l’Inde du Nord et du Sud (musiques hindoustanie et carnatique). Mais il ne s’agit pas pour les protagonistes en présence d’illustrer chacun leurs références culturelles, mais plutôt de se façonner un espace de compréhension et d’entente mutuelle qui tiennent compte de leurs savoirs respectifs. STRINGS TRADITION est donc une réunion d’artistes provenant de cultures différentes mais qui se sont trouvé des affinités. Les mélanges afro-indiens ne sont pas très courants, mais on s’étonne que celui-ci n’ait pas été exploité plus tôt, tant son évidence est imparable. Il fallait juste sans doute que les musiciens se trouvent.
Ceux de STRINGS TRADITION ne sont pas d’illustres inconnus dans leurs domaines respectifs ; ils proviennent tous d’une lignée artistique et incarnent chacun une nouvelle génération à la fois enracinée et favorablement disposée à l’écoute des autres mondes.
La trentaine bien entamée, Mamadou DIABATE est un korafola (joueur de kora) très renommé aux États-Unis, où il réside. Né à Kita, au Mali, il est le descendant d’une famille de Djelis (Griots) qui jouent de la kora depuis quatorze siècles. Il a hérité à la fois de la culture mandingue de son père, Djélimory DIABATE, membre de l’Ensemble instrumental du Mali, et aussi de son cousin, sans doute plus connu par chez nous, qui n’est autre que le célèbre Toumani DIABATE. Fidèle au précepte de son père, Mamadou DIABATE perpétue la tradition mandingue, en respecte les classiques tout en développant sa propre technique, nourrie par son intérêt pour le jazz, comme en témoignent ses quatre albums, Tunga, Bahmanka, Heritage et Douga Mansa, sorti récemment.
Le sitariste Ustad Shujaat Husain KHAN provient lui aussi d’une noble dynastie de la musique savante indienne, la gharana (école) Imdadkhani, ou Etawah, créée au XIXe siècle, et dont la tradition est aujourd’hui encore représentée par de nombreux disciples, l’un de ses plus célèbres étant le propre père de Shujaat Husain KHAN, à savoir l’illustre Ustad Vilayat KHAN, décédé en 2004, et dont Shujaat fut bien entendu le disciple. Devenu à son tour un « ustad » du sitar, Shujaat Husain KHAN a créé son propre style, le gayakiang, qui reproduit les nuances de la voix humaine. (On ne s’étonnera donc pas d’apprendre que Shujaat est également un excellent chanteur…) Outre ses enregistrements de ragas traditionnels, Shujaat Husain KHAN s’est aussi fait connaître avec GHAZAL, le duo qu’il forme avec le joueur de kamantché iranien Kayhan KALHOR et qui ravive brillamment le dialogue entre les traditions perse et indienne.
Le violoniste Lalgudi GJR KRISHNAN provient de même d’une famille détentrice d’une tradition ancestrale, et son père, Lalgudi G. JAYARAMAN, était un maître renommé du violon en matière de musique classique indienne, compositeur de plusieurs « varnams » (pièce de musique carnatique) et qui a de nombreux enregistrements à son actif.
Au fond, STRINGS TRADITION ne fait rien moins qu’étendre le concept indien de « jugalbandi », duo de solistes qui devient ici trio, et métissé de surcroît. Dans ce cadre tout de même très indianisant, Mamadou DIABATE et sa kora sont en quelque sorte les éléments les plus exotiques, puisque même les deux percussionnistes qui accompagnent nos trois solistes à cordes sont eux aussi Indiens : GOURISHANKAR joue du tabla et Murali TRICHY du ghatam.
Quant aux quatre compositions que renferme l’album de STRINGS TRADITION, elles adoptent à s’y méprendre la structure des ragas indiens, mais en s’affranchissant suffisamment des règles strictes de ces derniers pour ne pas se confondre avec eux. Mamadou DIABATE en a composé deux, le romantique et rêveur Nyanafi, qui ouvre le disque, et Sigui Dyarra, qui lui sert de coda.
GJR KRISHNAN a lui apporté une composition plus mouvementée, Bird First Flight, rythmée par des cadences rapides et illuminée par de vibrantes improvisations.
Himalayan Rain, de Shujaat Husain KHAN, dépeint pour sa part un horizon plus introspectif et aérien et est inspiré par un air très connu du folklore populaire, autour duquel brodent plaisamment les trois solistes, qui laissent également la place aux deux percussionnistes pour se lancer dans un savoureux jeu de réponses rythmiques.
Avec STRINGS TRADITION, la kora malienne s’intronise avec panache dans un cadre qui n’était pas originairement le sien, mais qui lui sied fort bien. Et les sitar, violon et percussions indiens prouvent à nouveau qu’ils ont le sens de l’accueil et du partage. Dans la mesure où le groupe s’est doté d’un site web, on peut supposer que cette première rencontre transculturelle ne sera pas sans lendemain. On attend donc la suite de pied ferme et d’oreille attentive, et on espère également voir le groupe à l’œuvre sur scène très bientôt.
Stéphane Fougère
Label : www.felmay.it
Distributeur : www.orkhestra.fr
(Chronique originale publiée dans
ETHNOTEMPOS n° 41 – hiver 2009)