FUTURA EXPERIENCE – Futura Experience
(Le Générateur)
Derrière ce disque se profile tout un pan d’histoire portant sur des musiques hors-normes, buissonnières, libertaires. Cette histoire, c’est celle d’un label, Futura, et de son créateur, le producteur activiste Gérard TERRONÈS. Et certes, Futura a bel et bien été une « expérience », et pas du tout éphémère de surcroit (son nom même le lui interdit !). Cela peut du reste sembler paradoxal (ou ironique) concernant une production axée sur des musiques par nature éphémères, ou tout du moins qui s’épanouissent dans la rencontre instantanée, dans l’acte spontané, par essence non reproduisibles à l’identique d’un concert à l’autre. Free jazz, musiques improvisées, jazz contemporain, rock expérimental, tous ces champs en perpétuel défrichage ont trouvé en Gérard TERRONÈS et en son label Futura un point d’appui qui a permis de faire résonner leurs échos bien au-delà du lieu et du moment où ils ont été activés, les publications d’enregistrements se chargeant d’immortaliser ces fameux instants dans lesquels structure et chaos se chamaillent, se stimulent et s’émulent sans simuler. Orchestre transgénérationnel, FUTURA EXPERIENCE est un projecteur sur cette aventure.
Sa naissance résulte d’une conversation qui remonte à une dizaine d’années entre TERRONÈS et une figure de proue de cette agitation musicale française, le guitariste de l’extrême Jean-François PAUVROS (qui nous a récemment régalé d’un nouvel album chez nato, À tort et au travers, et a fait l’objet d’un DVD, avec 7 Films de Guy GIRARD). La disparition de TERRONÈS en 2017 n’a pu qu’encourager PAUVROS à mener ce projet à terme. Il y a eu des concerts, il y a maintenant ce disque, sorti aux éditions Le Générateur (nom d’un espace de création contemporaine à Gentilly, dans le Val-de-Marne), tout un symbole ! Douze musiciens y participent « physiquement », le treizième membre n’étant autre que Gérard TERRONÈS, crédité pour sa « présence ». Car son esprit est bien là, dans cette galette qui, de prime abord, ne paye pas de mine.
D’abord simple passionné de concerts de jazz (ce qui est déjà beaucoup), Gérard TERRONÈS a créé des clubs de jazz sur Paname (le Blues Jazz Museum, le Gill’s Club, puis plus tard Totem et Jazz Unité) et, à partir des programmes qu’il y dirigeait, a fondé en 1969 Futura, un label indépendant qui a lui aussi une histoire. Ayant servi la cause de plusieurs musiciens de jazz contemporain français, européens et américains, Futura a cédé la place en 1973 à un autre label, Marge, avec une démarche politique plus appuyée et accueillant quelques pointures du jazz américain en sus. La production de Marge a été dans les années 1980 déclinée en trois sous-labels, Blue Marge, Impro, Jazz Unité) de manière à représenter les différentes orientations musicales qui s’affichaient dans les programmations des clubs de jazz de TERRONÈS. Ce dernier ayant également créé son propre magasin de disques et s’étant mis à organiser des tournées d’artistes dans l’Hexagone et dans d’autres pays d’Europe, son label s’est mis à distribuer d’autres labels européens tout aussi indépendants.
Après avoir respectivement fêté leur cinquante et quarante-cinq ans d’existence, Futura et Marge ont fusionné sous une seule bannière, Disques Futura Marge. Durant toutes ces décennies, et quelle que soit la bannière, la ligne de production de Gérard TERRONÈS est restée implacablement fidèle à son esprit d’origine et à ses musiques éminemment renouvelables, s’ouvrant même à leurs improbables excroissances (jazz électro-acoustique, blues engagé, flamenco déviant…).
Cette pérennité démontre qu’en dépit du caractère confidentiel de leur diffusion, ces musiques n’ont cessé de se développer, de se renouveler, d’ouvrir de nouveaux chantiers d’exploration. Et si elles l’ont fait, c’est que non seulement les ténors qui les ont engendré n’ont jamais renié leur exigence artistique et politique, mais que celle-ci a également été adoptée par des générations plus récentes de musiciens. Le jazz libertaire et les musiques improvisées ne sont donc pas réductibles à un « moment d’histoire », et encore moins aux « égarements d’une époque » ; elles continuent à vivre ici et maintenant, toujours dans l’ombre des projecteurs (qui pourraient nuire à leur teint).
Le projet FUTURA EXPERIENCE combine à la fois cet aspect d’héritage et cette dimension pluri-générationnelle, comme l’attestent le choix du répertoire et la constitution de ce big-bang, qui atteint la douzaine de convives. Outre Jean-François PAUVROS à la guitare et au chant, on peut y entendre un autre vétéran, Jean-Marc FOUSSAT au Synthi AKS et à la voix, Sophia DOMANCICH au piano et au Fender Rhodes, Christian LÉTÉ à la batterie, Dominique LEMERLE à la contrebasse, et un éloquent commando d’instrumentistes à vents : Michel EDELIN (flûtes), Sylvain KASSAP (clarinettes), Morgane CARNET (saxophone ténor), Franck ASSEMAT (saxophone baryton), Christiane BOPP (trombone, sacqueboute), Rasul SIDDIK (trompette, percussions, voix) et Xavier BORNENS (trompette, bugle).
Rappeler le pedigree de chacun prendrait trop de place, mais on devine que leur réunion promet des bouillonnements et des élans aussi denses que colorés. Cela dit, FUTURA EXPERIENCE n’invite pas à une « jam » échevelée entre copains de biture. C’est bien une musique de répertoire qui a ici été enregistrée. On y trouve des reprises de thèmes d’artistes internationaux « canonisés » comme Ornette COLEMAN, SUN RA, Charlie MINGUS et Jimi HENDRIX voisinant avec des pièces d’activitistes français comme Jean-François PAUVROS et Michel EDELIN. Et bien évidemment, chaque pièce choisie a son histoire et renvoie même dans certains cas à l’Histoire (avec un grand H).
L’œuvre d’Ornette COLEMAN est visitée à deux reprises : la première ouvre l’album, il s’agit du standard Lonely Woman, qui apparaît sur le bien nommé LP The Shape of Jazz to come (1959). Contre toute attente, la version jouée ici s’appuie sur un rythme binaire indéfectible ; le thème est joué en tutti, telle une charge héroïque qui se densifie au fur et à mesure des interventions soufflées.
L’autre reprise colemanienne est Sadness (issu de Town Hall, 1962). Les violonades éplorées de la version originale sont remplacées par de sombres pépiements asynchrones d’où tente d’émerger la complainte majeure, imperturbable de mélancolie.
La musique étagée et polyphonique de SUN RA était un choix évident pour un big band comme FUTURA EXPERIENCE, qui a choisi d’emprunter les voies ouvertes par Retrospect, un morceau issu de l’album A Fireside Chat with Lucifer, qu’un bienvenu hasard objectif a fait rééditer en CD cette même année ! Sophia DOMANCICH ouvre les hostilités par une incartade nonchalante, vite rejointe par ses compères en charge des clarinette, saxophone, trompette, trombone et flûte, prompts aux chavirements cosmiques épicés par les tambourinades et roulements de Christian LÉTÉ. Et le synthé de FOUSSAT achève de planter le décor psyché-planant.
En s’appropriant les Fables of Faubus de Charlie MINGUS, FUTURA EXPERIENCE rappelle, au risque du pléonasme, que l’engagement politique est un stimulant pour les musiques avides de liberté. Écrit en réaction contre un scandale ségragationniste en 1957 dans l’Arkansas, le thème de MINGUS est joué ici dans sa version non censurée, c’est-à-dire avec texte déclamé (donc plus proche de la version Original Faubus Fables sur Charlie Mingus Presents Charlie Mingus 1960 que de Mingus Ah Um), uniquement instrumentale. La protestation verbale initiale a été repensée et réactualisée par Rasul SIDDIK, tandis que les musiciens sont en proie à une effervescence ascendante. Revigorant !
L’unique décrochage du répertoire de FUTURA EXPERIENCE vers l’univers du rock n’est pas des moindres et s’avère assez futé, puisqu’il s’agit de Machine Gun, non pas celui – comme on s’y serait attendu – de Peter BRÖTZMANN, mais celui de Jimi HENDRIX, qui n’en a enregistré (officiellement) que des versions live (la plus connue étant probablement celle gravée sur Band of Gypsies), le morceau se prêtant à des variations substantielles, tant dans la musique que dans les paroles. Celle de FUTURA EXPERIENCE offre évidemment un terrain idoine à la guitare acariâtre de PAUVROS, mais les vents s’y octroient des divagations bien senties, de même que le piano et le Fender Rhodes de Sophia DOMANCICH y gambadent avec aisance. HENDRIX ? Un jazzman dans l’âme…
De composition plus récente en comparaison avec ce qui précède mais déjà assez ancienne pour figurer dans le panthéon de FUTURA EXPERIENCE, la pièce de Michel EDELIN, Totem (tirée de l’album Flûtes Rencontre, 1980, sur le label Marge) redéploie ses fragrances de tristesse, avec la contrebasse jouée à l’archet de Dominique LEMERLE, les percussions de Christian LÉTÉ (qui jouait déjà sur la version originale), la trompette de Xavier BORNENS, le piano de Sophia DOMANCICH, le saxophone baryton de Franck ASSEMAT, la flûte de Michel EDELIN, tous saisissants…
Un autre grand moment de déréliction nostalgique nous envahit à l’écoute de cette nouvelle version d’Opale, une pièce que Jean-François PAUVROS avait auparavant enregistré pour Hamster Attack (1987), un classique du label nato. C’est une version plus âpre que l’orchestre FUTURA EXPERIENCE a gravé ici, avec les bruitages de FOUSSAT (ambiance bord de mer par temps maussade garantie !), les trompettes et trombones au bord de l’apoplexie, la guitare flâneuse et la voix d’outre-tombe de PAUVROS.
C’est un autre classique de PAUVROS qui clôture le disque en forme de marche évidemment sinueuse, comme une cuite qui ne veut pas partir… Il s’agit de Memorias del Olvido, qui figurait sur le double album Buenaventura Durutti paru chez nato en 1996. Comment ne pas terminer sans saluer la mémoire d’un personnage clé de la guerre d’Espagne ? Là encore, le politique se conjugue à l’artistique. C’est un final feutré, mais qui frappe fort.
C’est ainsi un patrimoine artistique étalé sur une bonne cinquantaine d’années qui est exposé dans cet album, en seulement huit pistes musicales, d’une durée totale égale à celle d’un 33 Tours moyen (alors qu’il n’est pas sorti dans ce format !). À défaut d’être exhaustif ou de « compiler » le catalogue du label Futura (ce gag est-il possible ?), il illustre surtout la capacité d’une poignée d’artistes de diverses générations à se retrouver, à être dans l’écoute de l’autre, à jouer ensemble et à se réapproprier des pièces musicales anthologiques et à en révéler la nature métamorphique.
De fait, FUTURA EXPERIENCE est bien plus qu’un « tribute big-band » ; il a sa propre identité sonore et son propre regard sur cet héritage musical qui a sans nul doute inspiré la création du label Futura. De plus, présenter de nos jours un projet avec pas moins de douze musiciens relève presque de l’insurrection artistique. On espère toutefois qu’il se trouvera des programmateurs assez hérétiques pour oser le programmer sur scène. « Futura not dead ! »
Stéphane Fougère
Site : http://futuramarge.free.fr/
Page : https://futuramarge.bandcamp.com/
Éditeur : Les éditions du Générateur | Le Générateur (legenerateur.com)