Gamelan SALUKAT & Jan KADEREIT – Ashira

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Gamelan SALUKAT & Jan KADEREIT – Ashira
(One World Record)

Depuis au moins les années 1970, la généreuse quantité de documents ethnomusicologiques commercialisés par divers labels regardant les musiques de gamelans indonésiens (principalement ceux des îles de Java et de Bali) a certes révélé un vaste éventail de pratiques et de répertoires traditionnels qui ont envoûté le public occidental, mais parfois au point de faire croire que ces pratiques et répertoires restaient figés dans un moule hermétiquement clos. Ce disque nous prouve qu’il y a en Indonésie des gamelans qui exposent de nouvelles voies d’expression et de création. En Occident, un certain nombre d’ensembles ont désenclavé l’art du gamelan de sa gangue traditionnelle pour lui faire servir un propos plus avant-gardiste. Celui qui officie ici n’est ni américain, ni européen, mais bel et bien indonésien. Créé en 2007 par le compositeur Dewa ALIT, le Gamelan SALUKAT est formé d’une vingtaine de musiciens de la région d’Ubud, haut lieu du tourisme culturel balinais, mais aussi de création.

Son fondateur a baigné dans l’art du gamelan balinais depuis sa plus tendre enfance, et a commencé à se produire en public dès l’âge de onze ans. De 1988 à 1995, Dewa ALIT a été membre du Gamelan SEMARA RATIH, un groupe de la ville d’Ubud avec lequel il est parti en tournée dans le monde entier, ce qui lui a permis d’atteindre une renommée internationale. Puis, dans l’idée de présenter son approche innovante du gamelan auprès d’un public plus large, Dewa ALIT a créé en 2007 son propre groupe, le Gamelan SALUKAT. Le titre de son premier album paru en 2010, Gamelan Evolusi, expose on ne peut mieux son ambition. Et pour accomplir cette dernière, Dewa ALIT a lui-même conçu et accordé tous les instruments des membres du Gamelan SALUKAT. (Généralement, les instruments d’un gamelan ne sont pas interchangeables avec un autre gamelan, et ce pour des raisons d’accordage spécifique.)

Depuis, SALUKAT a lui aussi effectué des tournées dans le monde entier, et a du reste été récemment récompensé par le New York Times pour sa composition Likad, gravée sur son LP Chasing the Phantom, paru en 2022 sur le label australien Black Truffle, tout comme son précédent, Genetic (2020).

En France, Dewa ALIT et le Gamelan SALUKAT ne sont pas tout à fait des inconnus, puisque le musée de la Collection Pinault, à la Bourse de Commerce à Paris, l’a invité en 2022 pour participer à la célébration de l’œuvre de l’artiste américaine Roni HORN, autour du thème des sonorités de l’eau et des légendes que celle-ci recèle. Plus récemment encore, Dewa ALIT a composé une pièce, Ambigu, pour l’ensemble POLYPHEME, formé par percussionniste Wassim HALAL et le Gamelan PUSPAWARNA.

Néanmoins, pour le disque qui nous occupe, Dewa ALIT a cédé sa place de compositeur à Jan KADEREIT, un batteur, percussionniste et compositeur vivant au Danemark mais d’origine allemande.

Passionné par les instruments rythmiques, ce natif de Mülheim, une ville du Bassin de la Ruhr, jouait de la batterie dans ses années lycéennes et avait même monté un groupe de métal, avant de partir pour une année de bénévolat en Inde, où il a appris l’art du tabla et la musique carnatique (Inde du Sud). Diplômé d’une licence au Conservatoire d’Amsterdam, et d’un master au Conservatoire de Copenhague, Jan KADEREIT poursuit depuis ses recherches sur les langages rythmiques, voyageant en Indonésie, en Corée du Sud et au Japon et jouant et enregistrant avec des artistes locaux.

Ayant passé trois mois à Bali dans le cadre d’un programme d’échange pour étudier le gamelan, Jan KADEREIT a découvert le Gamelan SALUKAT et rencontré Dewa ALIT, auprès de qui il a pris des cours. Bien vite, les deux hommes se sont trouvé des points communs dans leur vision artistique, au point qu’ALIT a proposé une collaboration à KADEREIT, lequel a donc composé sept pièces pour SALUKAT. Celles-ci forment le corpus de l’album Áshira, qui paraît sur supports CD et LP et en digital.

À nos oreilles occidentales, le gamelan a déjà cette capacité à nous transporter dans un univers mélodico-rythmique qui bouscule nos habitudes d’écoute, les instruments étant accordés par paires, avec toutefois un décalage subreptice entre chaque élément de la paire, et chaque groupe d’instruments ayant un rôle très précis à jouer qui n’admet aucun écart. Mais même les habitués des musiques traditionnelles de gamelan balinais risquent de se trouver quelque peu déphasés par les structures des compositions de ce disque.

Certes, on y retrouve les caractéristiques sonores typiques d’un gamelan balinais, les notes cristallines, vibrantes, éthérées, fracassantes, enveloppantes, explosives des métallophones (reyong, pemade, kantilan) et des xylophones en bambou (calung, jegog), les phrasés complexes des tambours (kendang), les combinaisons d’instruments accordés générant des couleurs aux mille nuances. Mais des sons plus exogènes sont également introduits dans les compositions, Jan KADEREIT officiant aux cymbales, à ses percussions ou à son drumkit.

Les sonorités sont distillées avec beaucoup de subtilité, procédant par couches successives, alternées ou simultanées, offrant une myriade d’épiphénomènes harmoniques qui caressent langoureusement ou frappent violemment les conduits auditifs. Des démarrages énergiques peuvent ainsi très vite sombrer dans des phases plus léthargiques ou, a contrario, des séquences méditatives sont – souvent au moment où on s’y attend le moins – parasitées par des éclats percussifs.

Mais quand bien même les racines du Gamelan SALUKAT se trouvent dans l’art du Gamelan Kebyar, qui a provoqué la révolution que l’on sait au XXe siècle à Bali avec son style flamboyant, explosif, voire épileptique, l’ambiance dominante est dans Áshira plus feutrée, en dépit de quelques instants plus nerveux.

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Ce qui déconcerte plus sûrement, c’est que la durée des compositions ne préjuge en rien du degré de complexité rythmique de leurs enchevêtrements instrumentaux, ni de leurs variations atmosphériques.

Paradoxalement, les contrastes climatiques sont plus fréquents dans des pièces courtes comme Saih Cenik (dont les deux parties ne totalisent même pas trois minutes trente), Kampana ou Áshira (Sun and Fire), que dans Besakih’s Embrace (8’33), qui nourrit une fibre hypnotique plus méditative.

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C’est également le cas avec Mamdi et avec la pièce la plus longue qui clôture le disque, Dalai di Alam. Car en dépit du fait qu’elle s’étale sur plus de 22 minutes (réduite cependant à 15 minutes sur le LP), celle-ci se distingue par son épure instrumentale et par son apparent statisme lunaire. Il s’en dégage un troublant parfum de narcotique qui annihile toute velléité de chahut. Voilà une pièce de résistance qui aura raison de toute forme de résistance…

À celles et ceux qui assimilaient le gamelan balinais à un permanent « clash de gongs » tonitruant, l’association du Gamelan SALUKAT avec Jan KADEREIT servira assurément d’antidote, tant Áshira défriche un sentier plus molletonné, avec néanmoins quelques aspérités légitimes.

Stéphane Fougère

Site Gamelan SALUKAT : https://www.dewaalitsalukat.com/

Page Jan KADEREIT : https://jankadereit.bandcamp.com/album/shira

Page label : https://www.oneworldsmusic.com/gamelan-salukat-x-jan-kadereit

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