Tanya TAGAQ – Animism

257 vues
Tanya TAGAQ – Animism
(Six Shooter Records)

tanya-tagaq-animismEn 1994, le musicien français Hector ZAZOU avait fait découvrir avec son imposant album Chansons des mers froides une généreuse palette de voix féminines provenant de diverses cultures du Nord arctique (ainu, inuit, yakoute…) et pratiquant des techniques vocales pour le moins singulières en plus d’incantations chamaniques sidérantes. S’il était encore de ce monde et s’il avait décidé de donner une suite à cet album, Hector ZAZOU aurait certainement fait appel à Tanya TAGAQ, chanteuse, performeuse et peintre inuk (ou inuite) du Nunavut (territoire du Nord du Canada), aux compétences vocales subjuguantes.

C’est finalement BJÖRK qui l’a révélée au public en l’invitant sur son album Medulla (2004), et c’est en juste retour des choses que TAGAQ a invité BJÖRK à participer à son premier CD, Sinaa (2005).

Depuis, Tanya TAGAQ a collaboré avec du beau monde (Mike PATTON, KRONOS QUARTET…) et a marqué son parcours musical de singularités discographiques (Auk / Blood, Anuraaqtuq) qui ne s’apprivoisent pas en une seule écoute. Il faut bien sûr être un tant soi peu familier du Kattajaq, le chant de gorge unuit, de ses grognements et de ses raclements qui renvoient à une expression primitiviste, et que TAGAQ a étendu et développé bien au-delà du contexte folkloriste.

Car le chant diphonique inuit se pratique traditionnellement à deux voix (c’est un jeu vocal), et Tanya TAGAQ en a fait la base d’un art soliste ouvert à l’improvisation farouche et à l’expérimentation échevelée. C’est ainsi qu’elle travaille depuis plusieurs années avec deux figures aguerries de la musique électro-acoustique avant-gardiste, Jesse ZUBOT (violon, électronique) et Jean MARTIN (batterie, électronique).

Le précédent disque de Tanya TAGAQ, Anuraaqtuq, se voulait un document « brut de fonte », sans retouches aucunes, de ce que le trio était capable de faire sur scène. Avec Animism, Tanya TAGAQ a souhaité livré un opus plus affiné et composé, dont la réalisation a été fort judicieusement confiée à Jesse ZUBOT.

C’est ainsi qu’elle prend d’entrée de jeu l’auditeur par la main (ou plutôt par l’oreille) avec une reprise d’un morceau du groupe de rock alternatif PIXIES, Caribou. Le choix n’est pas innocent et fait même sens par rapport aux racines de la chanteuse, quand on sait que le caribou occupe une place centrale dans la vie de certaines populations inuites. C’est le seul morceau où Tanya chante en anglais (et pour cause…) et – oserons-nous dire – de façon à peu près normale pour un auditeur occidental ordinairement constitué. Je dis « à peu près », car la fin du morceau dévoile déjà une autre approche de la voix qui ne fera pas de quartier aux oreilles fragiles. L’arrangement musical n’est pas aussi nerveux que l’original, mais son côté « marche spartiate » distille un envoûtement étrange.

Dès Uja, l’artiste et ses musiciens ont largué les amarres et font monter la pression, à coups de râles sépulcraux, de rythmiques hypnotiques et de parasites électro-acoustiques. Le rite a commencé, et l’on est projeté dans une dimension chamanique futuriste et ancestrale tout à la fois.

YouTube player

En apparence plus calme, Umingmak est criblé de zébrures violonistiques, de froissements fugaces et de mantras animaliers qui génèrent une tension d’abord sourde et qui finit par se libérer à la faveur d’une accélération rythmique haletante.

Bienvenue dans une toundra hostile et magique, possédée et habitée par des créatures, des esprits ancestraux dont Tanya TAGAQ se fait le véhicule et le porte-voix. Après celle du caribou, c’est l’âme du bœuf musqué, du lapin, du corbeau et du loup qui seront conviées à s’exprimer, ainsi que les esprits animaux terrés au fond de l’être humain.

Les textures instrumentales et les trouvailles sonores de Jean MARTIN et de Jesse ZUBOT, ainsi que les bruitages et autres enregistrements de terrain trafiqués par le DJ Michael RED font basculer toutes les certitudes temporelles et spatiales. L’abstraction est à son comble au milieu du disque (Tulugak), et la voix de la chanteuse d’opéra belge Ana Pardo CANEDO se joint même un temps (sur Flight) à celle de Tanya TAGAQ, offrant un duo assurément peu commun et définitivement « hors les murs ».

YouTube player

De cris en murmures, de hurlements en halètements, de susurrements en grognements, Tanya TAGAQ use de ses modulations vocales pour célébrer la nature, les éléments, le règne animal, hissant la conscience à un autre niveau de perception. C’est ainsi toute la culture et la tradition du peuple inuit qui est exposée et simultanément métamorphosée.

Derrière l’extrémisme vocal et instrumental pointe la dénonciation politique : alors que Fight dévoile la face belliqueuse de notre voix des glaces, Damp Animal Spirits fait résonner la douleur animale, tandis que dans le morceau de clôture, Fracking, c’est carrément la Terre mère qui se met à gémir. Ce sont ici les conséquences environnementales de la technique de la fracturation hydraulique pratiquée sur le territoire inuit qui sont pointées du doigt. Les cris sont plus parlants que les mots, et Tanya TAGAQ sait leur donner une amplitude dramatique proprement saisissante…

YouTube player

Aux oreilles non expérimentées, Animism fera sans doute faire des cauchemars. Mais après tout, le monde n’est pas rose. Aux oreilles déjà averties – et qui se sont aguerries à l’écoute d’autres divas asiatiques d’avant-garde, comme Sainkho NAMTCHYLAK ou Stepanida BORISOVA, ou des improvisatrices éprouvées telles que Iva BITTOVA – Animism résonnera comme une révélation bienvenue. Quant à celles et ceux qui connaissaient les précédentes réalisations de Tanya TAGAQ, Animism paraîtra globalement plus mesuré et accessible, mais aussi plus mature, sans pour autant perdre en rugosité et en rusticité artistiques.

Au Canada, cet album a du reste remporté le Polaris Music Prize et a été récompensé aux Juno Awards, signes que Tanya TAGAQ a su imposer son intégrité et sa détermination à poursuivre dans une voie musicale certes risquée, mais à la poésie irréductiblement sauvage. On n’en ressort pas indemne, et ça fait le plus grand bien !

Stéphane Fougère

Site : www.tanyatagaq.com

Label : http://sixshooterrecords.com

Print Friendly, PDF & Email

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.