Ganga, les musiques du Gange
(Virgin Classics)
En matière de musiques du monde, les disques à base d’enregistrements de terrain sont généralement consacrés aux musiques traditionnelles d’un pays, d’une région, d’une ville, ou bien à l’art d’un instrument, ou encore aux fonctions ou aux aspects esthétiques d’une pratique musicale (genre « les musiques de possession », les « musiques chamaniques », quand ce ne sont pas tout bonnement des « musiques à danser »…). Cet album, qui se présente sous la forme d’un épais digipack comprenant trois CD, se distingue en mettant en valeur les musiques… d’un fleuve ! Pas n’importe lequel bien sûr, puisqu’il est ici question de la plus sainte des sept rivières sacrées de l’Inde, à savoir le Gange, dont la longueur atteint ou dépasse les 3000 kms ; autant dire qu’il est immanquable sur une carte du monde, et encore moins sur une carte du sous-continent indien, dont il constitue un pôle d’attraction majeur.
On a tous en tête ces images d’ablutions rituelles pratiquées par une multitude d’hommes et de femmes à Varanasi (Bénarès) ou ailleurs, de cendres dispersées dans le fleuve afin de libérer les croyants de leurs pêchés et à leur faire atteindre la « moksha » (délivrance). Au-delà de l’aspect image d’Épinal, la dimension purificatrice du Gange reste très vivace en Inde ; c’est une réalité spirituelle que viennent à peine entamer les problèmes de pollution humaine et industrielle. Pour les dévots hindous, le Gange est porteur de sagesse.
N’allez donc pas croire que l’image du Gange a été choisie ici pour illustrer la couverture d’une production discographique à caractère « touristique » présentant une vision très générique de « la musique de l’Inde », comme ou aurait pu choisir une photo du Taj Mahal, une statue de Shiva, une jolie danseuse en clair-obscur, un « sadhu » en prière, et j’en passe… Non, le Gange est bel et bien ici le sujet principal, le creuset thématique d’une exploration sonore cherchant à illustrer la richesse et la diversité des expressions musicales qui ont cours le long de ce fleuve, de sa source dans les sommets neigeux de l’Himalaya jusqu’à son embouchure dans le Golfe du Bengale.
Il ne s’agit donc pas d’une compilation « généraliste » mais un recueil de captations bel et bien ciblé sur une zone géo-culturelle dont les formes musicales traditionnelles, sacrées et populaires n’ont au fond guère été représentées jusqu’à présent, au contraire des formes plus savantes de la musique indienne.
La réalisation de cet ambitieux projet est due à l’ethnologue et anthropologue Xavier BELLENGER (disparu en 2020), plus connu comme spécialiste des musiques traditionnelles des Andes, ayant édité plusieurs disques de musiques péruviennes, boliviennes, mexicaines, etc., sous le label Collection UNESCO, dont il fut le directeur adjoint aux côtés d’Alain DANIELOU. Mais il a sillonné également d’autres continents en quête de leurs traditions musicales et, outre de nombreuses réalisations discographiques, a conçu une série de films en 35 mm pour la chaîne Arte. De plus, Xavier BELLENGER a fourni à Jean-Michel JARRE des enregistrements uniques de « voix du monde » pour son album Zoolook et a collaboré avec VANGELIS pour la B.O. du film 1492. Xavier BELLENGER était également musicien : ayant pratiqué la quena dès l’âge de seize ans au Pérou, il a enregistré en 1982 Conférence des roseaux, un LP d’improvisations avec le joueur de ney turc Kudsi ERGUNER sur OCORA, album curieusement jamais réédité en CD.
Dans Ganga, Xavier BELLENGER a découpé son périple musical en trois parties et autant de CD, chacun étant consacré à une région précise. Le premier disque débute donc dans les Himalayas, au lieu-dit Gomukh, où le Gange prend sa source, et traverse l’État indien nommé Uttar Pradesh jusqu’à la « ville éternelle » de Bénarès (Varanasi). Cette étape est illustrée de treize extraits musicaux. On y entend des mantras récités par des « sadhous » (moines errants), des extraits des Upanishads (enseignements sacrés), des chants en hindi, en sanskrit, en bhojpuri, en ourdou, un extrait de « nautanki » (théâtre populaire de la région de Kanpur), une mélopée de « nirgun pad » (chant mystique) en dialecte khari boli, un chant « hori » semi-classique, mais aussi des cloches, des conques, des tambours, un kanjira (tambourin), un ensemble de percussions de Haridwar et un « pungi » (instrument à vent).
Le deuxième CD se concentre sur la région de Bénarès (la « cité de Shiva ») et atteint l’état du Bihar, nous faisant découvrir quelques trésors musicaux des régions de Patna et de Mithila. Un extrait de rituel nocturne (« sandhyarati ») à la gloire du dieu à tête de singe Hanuman, un chant sur Shiva, un chant dévotionnel dédié à Ganga, un chant déclamatoire de la caste des laveurs de linge, un chant de batelier, un chant pour enfant, un chant chamanique, un chant de rituel tantrique, un chant évoquant le jeune Krishna interprété en dialecte magahi, un chant rituel de fertilité (« khobar ») et un chant de rizière sont au programme, de même qu’un thème populaire (« dhun ») joué au shehnaï (sorte de hautbois). Un petit tambour dholak, un luth à corde unique ektara, un mandar (percussion primitive), une paire de castagnettes métalliques karthal et une paire de larges cymbales jhaal constituent les principaux instruments d’accompagnement.
L’exploration des musiques de la région de Patna, dans l’état du Bihar, se poursuit sur le troisième CD, avec un chant de la communauté dom en langue magahi, un chant à moudre, un chant de mariage, une berceuse et un chant sur le haldi, une pâte utilisée pour la teinture. Les percussions dholak, kharthal et bikash se font toujours entendre, et une flûte bansuri sert d’accompagnement au chant de mariage. Nous pénétrons ensuite dans le Bengale, terre d’élection des fameux Bauls, bardes mystiques errants aux chants pleins d’enseignements, et qui s’accompagnent de l’instrument unicorde ektara, et du tambour à corde ghamok.
Le Bengale donne aussi à écouter un chant de batelier, un chant rituel interprété par de jeunes filles aux hululements saisissants, un extrait d’une narration versifiée sur la légende de « Behula », un air populaire joué sur… une feuille pliée (!) qui fait office d’instrument à anche, soutenue par un tambour dhol et des castagnettes kharthal, et un chant dévotionnel accompagné au luth dotara issu d’une autre communauté de ménestrels ambulants, les Murshids, proches de la tradition soufie. Le voyage s’achève dans la banlieue de Calcutta, avec une musique dévotionnelle célébrant Kali la déesse de la destruction et de la transformation, jouée par un ensemble de vingt musiciens qui s’accompagnent au tabla, au tambour pakhawaj, au mandira, à l’esraj (instrument à cordes joué à l’archet) et au tampura (instrument-bourdon).
Tout au long de ces trois heures de musique, les pistes sont souvent reliées par des captations de bruitages naturels (orage, tonnerre, foudre) ou liés aux activités humaines, et bien entendu par les différentes humeurs des flots gangétiques.
Fruit de plusieurs d’années d’investigations et de rencontres avec divers musiciens locaux, Ganga se veut le reflet de pratiques musicales méconnues qui, s’il n’est pas exhaustif, s’avère fort diversifié pour quiconque s’intéresse de relativement près à la profusion d’expressions vocales et instrumentales des régions traversées par le Gange. Un travail de sélection, de post-production et de montage que l’on devine énorme a été nécessaire pour présenter un panorama sonore itinérant qui place l’auditeur en position de pèlerin arpentant le cours du Gange et découvrant les sons, les voix, les langues et les mélodies de ces populations qui vivent au bord de ce fleuve sacré.
Xavier BELLENGER a utilisé des techniques d’enregistrements audionumériques assez innovantes pour l’époque, garantissant à l’album un confort d’écoute qui confine à la perfection. On est loin des « archives recordings » brut de fonte, rugueux, chaotiques, saturés ou abîmés. Les enregistrements ici réunis font montre d’un relief saisissant et d’une pureté sonore assez remarquable qui projette l’auditeur directement sur place.
Sans doute les doctes chercheurs et étudiants ethnomusicologues exigeants seront-ils quelque peu déçus de ne pas trouver dans ce coffret une étude analytique approfondie conçue avec la rigueur scientifique qu’appelle le sujet. Le livret de 2 x 44 pages (une partie en français, une partie en anglais) contient certes des commentaires pour chaque piste musicale, avec mention et définition des instruments utilisés, mais il ne faut pas non plus s’attendre à y trouver un cours universitaire sur chacune des pratiques vocales et instrumentales présentées. De même, en matière de crédits, si la plupart des chanteurs et musiciens principaux sont nommés, les musiciens d’accompagnement ne sont par contre pas cités. Et aucune date d’enregistrement n’est indiquée pour chaque piste musicale. En revanche, les huit volets du digipack et le livret contiennent de nombreuses illustrations, avec photos anciennes, photos récentes, peintures, diagrammes, carte… Avouons-le, c’est un vrai régal pour les yeux.
Ganga ne prend donc pas la forme d’un document ethnomusicologique ardu destiné aux seuls érudits. Sa présentation privilégie une dimension artistique et a été conçue pour séduire à la fois un public déjà un tant soit peu connaisseur de la culture indienne et un public d’auditeurs curieux et avide de découvertes. Laissez-vous porter par le courant…
Stéphane Fougère