GODSPEED YOU ! BLACK EMPEROR – G_d’s Pee AT STATE’S END !
(Constellation Records)
Plusieurs théories s’affrontent dans le petit monde musical indépendant depuis la parution d’un article du critique très anglais Simon REYNOLDS dans The Wire en 1994. En effet, l’idée de cet article était de vouloir à tout prix faire rentrer dans des cases des musiques qui paraissaient nouvelles ou inventives, en tous cas inclassables à l’époque. Le critique de toute espèce, comme chacun sait, a toujours eu horreur du vide et se raccroche sans relâche à toutes sortes de références quitte à en inventer pour la parade. Les termes « shoe-gaze » (les musiciens qui regardent leurs pieds en jouant) ou post-rock (après le post-punk) permettaient à des groupes comme MY BLOODY VALENTINE ou autres de trouver (ou d’être coincés) à l’abri de chapelles accueillantes et fourre-tout (et un peu floues).
Pourtant il suffisait de se plonger dans l’Allemagne musicale des années 1970 (l’ouvrage d’Eric DESHAYES Au-delà du rock, paru en 2007 aux éditions Le Mot et le Reste, est un témoignage exhaustif de l’effervescence de ce mouvement), pour s’apercevoir que ces « courants » existaient déjà même s’ils n’étaient pas répertoriés systématiquement. En effet, beaucoup de groupes allemands avaient pris le parti de pousser la musique pop/rock dans ses derniers retranchements dès la fin des années 1960 jusqu’aux débuts des années 1980.
S’en est suivi, dans ce pays, une prolifération de maisons de disques innovantes et défricheuses aux noms emblématiques (Ohr, Brain, Pilz, Sky, Kuckuck) (soit : Oreille, Cerveau, Champignon, Ciel, Coucou) et même Spiegelei (œuf sur le plat) qui accueillaient des groupes comme ASH RA TEMPEL, CLUSTER, FAUST, NEU, RODELIUS, HARMONIA, POPOL VUH etc. (CAN est un peu à part à cause de leurs morceaux chantés). Ces groupes ayant déjà à l’époque des caractéristiques communes : improvisation, absence de leader/chanteur et le tout instrumental.
Cette nébuleuse, au début très underground, expérimente une musique mélangeant le contemporain et le rock et brassant en parallèle avec les débuts de la musique progressive venue du jazz l’au-delà du rock baptisé déjà par les anglais (jaloux, envieux, un peu à la traine) du très vilain/méprisant concept de « Krautrock ». (La France l’a échappé belle avec ses images « d’Épinal » d’escargots-bérets-baguettes rock).
Deux décennies plus tard, ce courant allemand ressurgit et rencontre des groupes qui s’affichent aux États-Unis comme les héritiers des préceptes de leurs ainés, sans oublier d’y ajouter toutes sortes de manipulations électroniques (qui avaient forcément évolué) en studio comme en concert ainsi que le grand retour aux guitares.
Ce courant est visible au début des années 1990 dans une ville comme Chicago avec des groupes comme GASTR DEL SOL et TORTOISE. Au milieu des années 1990, à Montréal, « l’entité » (ils n’aiment pas le concept de groupe et ne veulent pas être raccrochés à un mouvement) GODSPEED YOU ! BLACK EMPEROR (GY!BE) avec le label Constellation émerge avec pas moins de six albums sortis coup sur coup entre 1997 et 2002, assortis d’une multitude de concerts qui donnent corps à une musique abrasive et magistrale, guerrière, planante, et introspective (l’alliance guitares, basse, cordes, percussions à son meilleur).
L’image « guerrière » de GY!BE est d’ailleurs tirée d’un clin d’œil à un documentaire japonais sorti confidentiellement en 1976 de Mitsuo YANAGIMACHI qui décrit les exploits d’un groupe de motards (les « Blacks Emperors ») et cette référence à une armée un peu surannée de bikers marginaux et tout de même violents leur va plutôt bien. Les premiers albums sont d’ailleurs faits de longues séquences épiques durant parfois plus de 30 minutes qui déversent un flot musical torturé, agressif, parfois très complexe mais structuré et toujours inventif.
Après cette déferlante d’albums et de vie musicale, GY!BE devient relativement silencieux pendant les années 2005-2012. En effet, certains membres de la « constellation » ont monté d’autres projets en parallèle comme A SILVER Mt ZION et FLY PAN AM.
Le retour du groupe matriciel se fait avec deux autres albums (en 2014 et 2017) qu’on pourrait appeler albums de transition et de reconfiguration : Asunder, Sweet and other Distractions de 2014 étant carrément décevant et dénotant un fourvoiement des objectifs initiaux (guerre finale apocalypse, pandémie et chaos généralisé) mis en avant auparavant. Il est vrai qu’on n’écoute pas forcément des disques et qu’on ne va pas tout le temps au concert pour changer le monde (ou ça se saurait).
En 2017, avec Luciferian Towers, GY!PE signe un retour vers ses anciennes valeurs, mais en incorporant des suites mélodiques à leurs progressions épiques et parfois trop longues, bâtissant des moments plus accessibles grâce à des ritournelles entêtantes, tout en gardant toujours ce souffle dense au cœur duquel l’espoir remplacerait la neurasthénie d’autrefois.
Le septième album de GY!BE, G_d’s Pee AT STATE’S END, enregistré fin 2020, renoue avec les horizons du rock orchestral des années 2000 avec ses collages sonores, ses boucles et ses montées : quatre morceaux dont deux longues épopées aux tensions dramatiques rythmées par des guitares hargneuses, implacables en mode fuzz. Le deuxième morceau, Fire at Static Valley, plus court (six minutes) est une déclinaison du premier en mode mineur et en ballade mélancolique de toute beauté, avec une belle montée et une progression harmonique incandescente.
Le quatrième et dernier morceau de l’album, Our Side has to Win, très ambient, avec nappes de guitares saturées et violons, trouve l’apaisement et ferme magnifiquement l’album.
Oubliez leurs déclarations sur la fin des temps, leurs visions apocalyptiques et leurs injonctions anarchisantes qui cherchent à respirer ou profiter de l’air du temps (chaos généralisé, catastrophe climatique, pandémie et autres fléaux dignes d’un obscur Moyen-Âge) les GY!BE sont là et bien là et bien au-delà des étiquettes.
Leur musique (GOD’S PEE = pipi de Dieu) donne à nouveau un délicieux et salvateur coup de fouet aux pessimistes de tous bords (la fin du monde se vend bien lorsque les peurs s’installent dans les esprits). Pour finir, une autre bonne nouvelle : l’avatar FLY PAN AM, toujours chez Constellation sort un disque, Frontera, qui sera paru lorsque vous lirez ces lignes et qui, à l’écoute, est une belle réussite en évitant d’être un copier/coller de G_d’s Pee AT STATE’S END.
L’histoire continue donc et ce beau retour de GY!BE en 2021 montre que ceux-ci, pour notre très grande joie, n’ont en fait pas dévié de leur magistrale trajectoire commencée il y a maintenant près de 25 ans.
Xavier Béal
Page : https://godspeedyoublackemperor.bandcamp.com/album/g-d-s-pee-at-state-s-end