HEDNINGARNA
Le Vertige des Païens
Conjuguant plusieurs formes musicales de la culture scandinave, de la polska suédoise (qui n’a rien de commun avec la polka) aux chants inspirés de l’épopée nationale finlandaise, Le Kalevala, en passant par le « joik » du peuple Sami, HEDNINGARNA transmet le goût du mystère qui émane des mythes et des rites ancestraux des vallées nordiques.
Tout en tirant partie des possibilités offertes par les techniques d’enregistrement actuelles, cette formation, à géométrie variable juste un peu, a su imposer la rusticité extatique de certains instruments régionaux oubliés auprès d’un public qui ne connaissait de la transe musicale que ses récents avatars.
En remontant vers ses racines, HEDNINGARNA a trouvé sa place dans la modernité, comme le démontrent ses albums Kaksi !, Trä et Hippjokk. À l’occasion de la sortie en 1998 d’une compilation chez La Voce / Trema (première trace discographique du groupe en France), célébrée par un concert au New Morning, à Paris, nous avons engagé un premier contact avec ces vertigineux chamanes.
C’est principalement à Anders STAKE que HEDNINGARNA doit sa spécificité sonore et instrumentale. Un peu à l’instar de l’un des héros du Kalevala, le barde runoia Wäinamöinen, qui fabriqua un kantele (sorte de cithare à cordes pincées) à partir d’os de brochet, Anders a reconstitué des instruments dont la trace s’était perdue depuis plusieurs lustres et en a même inventé de nouveaux à partir d’éléments provenant de divers instruments.
Ainsi le mora-oud, le mora-harpe, le tambour à cordes ou à cadre se sont-ils ajoutés aux plus traditionnels luths, cornemuses à archet, nyckelharpas, vielles à archet ou vielles à roues ; bref, autant de curiosités instrumentales propres à la Suède, sans oublier le kantele finlandais et le hardingfele (violon) norvégien.
Mais le son de HEDNINGARNA doit aussi beaucoup aux nouvelles technologies de studio, à l’électronique et aux échantillonneurs ; et c’est précisément ce qui empêche de qualifier HEDNINGARNA de groupe strictement folk. Ouvert aux sonorités du monde et aux rythmiques modernes, il s’est forgé un son qui permet aux racines folkloriques de s’épanouir dans les terrains en friche de la sono world futuriste.
Cela dit, HEDNINGARNA ne s’est pas contenté, comme beaucoup, de coller du folk sur de la techno ou du rock, il a procédé à une réelle synthèse de formes musicales parfois distantes de… quelques siècles. On remarquera, en outre, que chacun des musiciens est multi-instrumentiste, ce qui n’a rien d’étonnant si l’on regarde leur parcours.
Anders STAKE a commencé par jouer de la guitare électrique à 15 ans puis a découvert le fiddle à 19 ans, et s’est essayé peu à peu à plusieurs instruments folkloriques de Scandinavie.
En 1987, il rencontre Hållbus Totte MATTSON, lui aussi ancien guitariste rock passé à la musique classique puis au folk, et Björn TOLLIN, d’abord batteur dans un groupe de rock, puis dans un groupe de fiddlers avant de se retrouver dans le folk, mais en ayant pris soin d’électrifier son tambourin !
Le cheminement de chacun d’eux, bien que différent, n’en est pas moins varié, et c’est ce qui les a encouragés à cultiver une démarche novatrice qui fait fi des idées trop arrêtées sur la « pureté » des styles : les « Hednings », autrement dit les « Infidèles » , ou encore les « Païens », sont nés.
À la conquête
d’un folklore en devenir
Après un premier album folk instrumental paru sur un petit label, Alice (en 1989), le trio engage Sanna KURKI-SUONIO et Tellu PAULASTO, deux chanteuses finlandaises au passé musical lui aussi assez diversifié.
La première a chanté dans plusieurs chorales et en dirige même une de jazz ; la seconde a elle aussi œuvré dans des chorales, mais aussi dans un groupe rock et un groupe punk ! Toutes deux jouent également de plusieurs instruments, cela va sans dire !
En 1992, Kaksi !, deuxième album du groupe, suscite un engouement en Suède qui sera bien vite relayé par le troisième opus, Trä (1994). Les deux albums s’imposent comme des manifestes d’un folk-rock-ethno-technoïde qui tranchent avec les productions world trop polissées. Les médias ne sont pas indifférents au phénomène ; et, invité à se produire au festival de Roskilde en 1993, HEDNINGARNA joue sur une scène trop petite, ce qui déclenche une émeute ! Rapidement, le groupe tourne dans toute la Scandinavie puis à l’étranger. Une compilation finit même par sortir aux États-Unis en 1995, soit trois ans avant celle destinée au marché français.
En 1996, les filles étant revenues en Finlande pour raisons familiales, le trio envisage de faire un simple album folk instrumental, mais le virus de l’innovation s’empare rapidement de STAKE, TÖLLIN et MATTSON. Ce dernier confectionne ainsi un luthbasse dont jouera la nouvelle recrue, Ulf IVARSSON, ancien bassiste de rock.
Plusieurs collaborateurs occasionnels prennent aussi part à l’aventure du quatrième album, Hippjokk (1997), dont un guitariste norvégien renommé , Knut REIERSRUD, un joueur de didgeridoo, Johan LILJEMARK, ainsi que Wimme SAARI (découvert chez nous avec les Chansons des mers froides de Hector ZAZOU), qui assure l’envoûtement avec son chant lapon, le « joik ».
Ivresse et exaltation
HEDNINGARNA est bien vite apparu comme le fer de lance d’une world music profondément scandinave, où les polskas suédoises, jadis considérées par le mouvement du renouveau de la foi comme des « œuvres du Malin », se parent de séductions rythmiques et harmoniques autrement tentatrices pour les nouvelles générations. Le chant des deux filles a lui aussi des vertus ensorcelantes et, mêlé au bourdon lancinant et capiteux de la vielle à roue, confère à la musique d’HEDNINGARNA une rugosité médiévale dont les rémanences sensitives appellent à l’ivresse de l’âme, tandis que les rythmiques électro-acoustifiées et les airs répétitifs favorisent l’exaltation du corps. Par-delà les âges et les coutumes, la transe reste un leitmotiv essentiel dans la vie humaine…
Aujourd’hui constitué de quatre poly-instrumentistes et de deux chanteuses (Sanna KURKI-SUONIO et Anita LEHTOLA), HEDNINGARNA a réalisé un cinquième album, Karelia Visa, toujours sur le label Silence Records, qui ne les lâche plus depuis Kaksi !. En France, le groupe ne nous est connu que par la compilation sortie chez Trema en octobre 1998 (voir notre chronique) et grâce au concert qu’il a donné pour la première fois à Paris, au New Morning, quelques jours avant la sortie de la compilation. (C’était son second passage en France puisqu’il est passé au festival de Saint-Chartier en 1994, où il aurait paraît-il bénéficié de trois quarts d’heure de rappel !)
Le public, encore restreint, était surtout composé de curieux plus ou moins avertis et de quelques chanceux connaisseurs. Si HEDNINGARNA est habitué en Scandinavie à remuer les foules, il s’est retrouvé ce soir-là face à un auditoire très sage et très assis.
Le groupe a présenté de larges extraits des albums Kaksi ! et Trä, mais a également rendu justice à Hippjokk (non représenté sur la compilation). Nous eûmes même droit à des morceaux inédits… Mais pour la plupart des gens présents, le répertoire entier d’HEDNINGARNA était de toute façon inédit !
Ce sont évidemment les chanteuses qui ont pris les devants et assuré le contact avec le public, mais quand on sait que la gent masculine du groupe a aussi un impressionnant timbre vocal rugueux, on s’étonne qu’elle ne l’ait point fait entendre.
Globalement, le public du New Morning s’est laissé gagner par le pouvoir d’envoûtement de HEDNINGARNA, même si cet envoûtement a plus touché les âmes que les corps !
Souhaitons aux « Infidèles » de revenir en France conquérir des adeptes toujours plus nombreux. On ne résiste jamais bien longtemps à l’hypnose du bourdon…
ENTRETIEN AVEC HEDNINGARNA
J’ai cru comprendre que HEDNINGARNA était à l’origine un simple trio instrumental. Comment s’est faite l’intégration des voix ?
Sanna KURKI-SUONIO : Ils souhaitaient avoir des voix dans le groupe mais n’en avaient pas trouvé en Suède, alors ils ont été nous chercher en Finlande ! Le joueur de luth, Hållbus Totte MATTSON, m’a demandé si je voulais participer le temps d’une tournée et trouver en plus une autre chanteuse. Pour ce genre de chant traditionnel, il faut en effet au moins deux chanteuses pour faire passer le « feeling ». Cela a commencé par deux jours de répétitions, quelques concerts, et cela fait maintenant neuf ans que je me suis embarquée dans ce voyage ! L’autre fille qui était avec nous, Tellu PAULASTO, n’a pas souhaité continuer. C’est Anita LEHTOLA qui la remplace depuis deux ans et demi. Nous avions déjà fait partie d’un même groupe avant que je n’intègre HEDNINGARNA.
Anders, c’est vous qui avez créé ou recréé la plupart des instruments dont le groupe joue, puisque certains avaient totalement disparus…
Anders STAKE : Pour la plupart, en effet, on ne les trouvait plus que dans les musées. J’en ai fait des copies, et on leur a redonné vie en jouant un folklore de notre cru. Certains de ces instruments sont très vieux, ils remontent au XVIe siècle sinon davantage, et il n’est plus possible d’en retrouver l’usage traditionnel. Il nous faut donc compter sur nous-même pour créer une nouvelle tradition. Pour jouer de ces instruments primitifs sur des grandes scènes, nous avons eu ainsi recours aux microphones, aux moyens électroniques modernes, également aux échantillonneurs, ce genre de choses… Ce fut un grand pas pour nous.
Bien sûr, quand les filles chantent, elles chantent à la manière traditionnelle, quand je joue de mes instruments, j’en joue de façon traditionnelle. Mais à partir du moment où nous avons ajouté de la basse ou des percussions, nous avons procédé à un nouvel habillage, car la majorité du répertoire trad’ n’a jamais utilisé ces instruments.
S. K.-S. : De plus, la tradition vocale dans laquelle nous nous inscrivons n’a normalement jamais eu recours à aucun instrument. Je sais que chez vous, en Bretagne, il existe le même genre de tradition a capella. Cela dit, rien ne vous empêche d’ajouter aussi des instruments. (rires)
Pensez-vous, à ce sujet, qu’il y a des liens entre les traditions celtiques et les traditions scandinaves ?
A. S. : Pas toujours, mais il y en a un peu. Par exemple, dans le folk suédois, on utilise des bouzoukis irlandais. Peut-être cela sonne-t-il celtique quand on en joue…
S. K.-S. : Pour ma part, j’ai fait une chanson inspirée par un air écossais, mais dont j’ai écrit le texte en finnois. Ce qui fut amusant, c’est que les gens en Finlande n’ont même pas pensé que ça pouvait être autre chose que de la musique finlandaise !
Quelles sont les caractéristiques des musiques suédoise et finlandaise ? Y a-t-il beaucoup de différences entre les deux ?
S. K.-S. : Cela dépend du type de musique traditionnelle que l’on cherche. Bien sûr, la Finlande fut longtemps une partie de la Suède, et il y a par exemple plusieurs similitudes dans la musique de fiddle. Certaines chansons sont aussi identiques puisqu’il y a en Finlande une minorité de gens qui parlent suédois. Mais la tradition vocale que nous desservons dans HEDNINGARNA vient plutôt de l’Ingrie, près de l’Estonie et de St-Petersbourg, et il n’y a pas trop de similitudes entre cette tradition-là et la tradition chantée suédoise.
Il vous est également arrivé d’intégrer d’autres influences musicales, d’autres instruments venant de cultures différentes ?
S. K.-S. : Oui, dans Hippjokk, nous avons utilisé le didgeridoo. Nous utilisons tous les instruments que l’on peut et qui conviennent à notre style. Le fond de notre musique est nordique, mais nous nous inspirons aussi d’autres choses provenant d’autres cultures du monde. Il y a tant de similitudes entre des traditions pourtant dissemblables qu’il est toujours intéressant d’emprunter certains éléments et de les intégrer à notre langage musical.
A. S. : Cependant, HEDNINGARNA s’est forgé en une dizaine d’années, une esthétique sonore qui lui est propre. On ne peut pas non plus y intégrer tous les instruments du monde entier !
S. K.-S. : Je ne nous imagine pas, par exemple, utiliser la flûte de pan ou le saxophone.
A. S. : Qui sait ? Tout dépend comment c’est joué !
Dans le livret de la compilation qui est sortie en France, il est dit que votre polska traditionnelle est un peu l’équivalent des danses actuelles dans les rave parties.
A. S. : La polska suédoise est en 3-temps. Il y a encore une centaine d’années, c’était la danse la plus pratiquée dans les différentes parties de la Scandinavie. À cette époque, c’était une sorte de danse de transe à caractère acoustique ; on en jouait dans des petits lieux, des granges, des écuries…
Nous, quand nous jouons dans des clubs, nous devons travailler avec des microphones, comme je l’ai dit. Nous n’utilisons pas de guitare électrique ; nous employons principalement des instruments acoustiques que nous avons amplifiés. Certains sons proviennent d’instruments que nous ne pouvons emporter en tournée parce qu’ils prennent trop de place.
S. K.-S. : Et aussi parce qu’ils sont trop lourds ! (rires)
Dû à une certaine promotion, votre musique a été qualifiée de « techno chamaniste ». Que pensez-vous de cette appellation ?
Bjorn TÖLLIN (qui passait par là) : Nous, on fait de la techno acoustique ! (rires)
S. K.-S. : Les mots ne sont que des mots. Il vaut mieux que chacun écoute et crée sa propre vision des choses. On en a entendu des vertes et des pas mûres sur le style de musique que nous faisons !
Discographie HEDNINGARNA
Hedningarna (1) (1989 – Alice Records)
Kaksi ! (1992 – Silence Records)
Trä (1994 – Silence Records)
Fire (compilation) (1996 – TriStar)
Hippjokk (1997 – Silence Records)
Hedningarna (compilation) (1998 – La Voce / Trema / Sony)
Karelia Visa (1999 – Silence Records)
Article réalisé par : Stéphane Fougère
Photos promo : Gunilla Lundström (livret CD)
et Mathias Johansson
Photos concert : Sylvie Hamon
(au New Morning à Paris – 1998)
(Article original publié dans ETHNOTEMPOS n°4 – avril 1999)