Indonésie – Java / Pays Sunda : L’Art du gamelan Degung
(Ocora / Rado France / Harmonia Mundi)
D’un paysage de volcans et de rizières à un autre, comme ceux que donnent à offrir l’archipel indonésien, il faudrait faire preuve de la mauvaise foi typique de l’Occidental blasé ou obtus pour prétendre que « c’est toujours la même chose ». C’est comme affirmer, en matière d’expressions artistiques, que les musiques jouées sur cet instrument collectif caractéristique des traditions musicales indonésiennes, le gamelan, sonne de la même façon à Java et à Bali.
Rien n’est cependant plus faux, et une paire d’oreilles un tant soi peu curieuse et affûtée se rendrait vite compte qu’entre les spirales et les cascades de notes affolées des gamelans balinais et les blocs pyramidaux et voilés de Java-Centre, il y a tout un monde de différences, voire plusieurs mondes. Le même écart ou presque pourrait être remarqué entre les musiques de gamelan du centre de Java et celles provenant du tiers occidental de l’île, nommé le pays Sunda, dont le gamelan Degung illustre toute la sophistication et la délicatesse, avec ses timbres d’où émane une forme de mélancolie azuréenne.
Cette différence tient au fait que Sunda fut, pendant plusieurs siècles, le siège d’une culture indo-bouddhiste, incarnée par l’importance du royaume de Pajajaran, qui s’est étalé du Ve au XVIe siècles. C’est ce royaume qui a forgé le patrimoine musical sundanais. Les cours princières du royaume javanais de Mataram, qui ont islamisé le territoire à partir du XVIe siècle, ont permis à ce fonds de connaître de nouveaux développements artistiques. Il a ainsi perduré jusqu’au XXe siècle, à travers les répertoires du gamelan Sunda et du gamelan Degung. Mais paradoxalement, la musique du gamelan Sunda a ses racines dans la culture javanaise, tandis que la musique du gamelan Degung, d’origine véritablement sundanaise, est aussi la plus représentative de l’âme artistique de Sunda.
Sans réel équivalent dans la culture javanaise, le gamelan Degung – dont le plus ancien modèle remonte du reste au XVIIe siècle – serait dérivé d’un gamelan plus ancien, datant de la période hindouiste de Sunda, le gamelan Rèntèng. Connu pour avoir fait les beaux jours des cours princières, le gamelan Degung se faisait notamment entendre lors des cérémonies de circoncision et de mariage princier et accompagnait les danses de cour et a fini par se répandre dans le monde rural, d’où sa popularité persistante.
Véritable « clavier de chambre », le Degung est constitué de sept types d’instruments : cinq gongs de taille moyenne et deux grands gongs (gong gedé et gong kempul) suspendus à un cadre, quatre métallophones à lames (saron), cinq gongs bulbés (à mamelon) également suspendus à un cadre et accordés aux cinq degrés de la gamme degung, plus quatorze autres plus petits (bonang ou kolénang) disposés horizontalement sur deux rangées à angle droit, trois tambours (gendang et kulanter), éventuellement un xylophone (gambang) et, surtout, une flûte en bambou (suling), dont le jeu se distingue du fait qu’elle brode moult variations et ornementations autour du thème mélodique joué en boucle par les gongs. Son rôle est fondamental, car il exhale ce climat et ce parfum poétiques si caractéristique de l’art sundanais. (On retrouve du reste le suling dans une autre forme musicale – et chantée – spécifique à Java-Ouest, le « Tembang Sunda ».)
La richesse et la sophistication de la musique du gamelan Degung tient à cette science infuse de l’ornementation. Cette dernière implique une grande maîtrise technique alliée à une sensibilité exacerbée, ce dont était pourvu chaque prince du pays Sunda d’antan (car ces gens-là avaient une âme d’artiste), ce qui lui permettait de développer ses propres règles esthétiques, faisant ainsi de chaque principauté sundanaise un creuset culturel qui rivalisait de raffinement avec ses pairs.
Les compositions du gamelan Degung se distinguent de celles des gamelan d’origine javanaise par de structures plus libres, des développements moins emphatiques et donc des durées plus courtes. Et quand bien même une partie des pièces incluses dans ce CD sont des adaptations de compositions de ces grands gamelans centre-javanais, les compositions du Degung suivent des canons différents et font montre d’une plus grande variété de thèmes mélodiques et rythmiques, ce qui leur permet d’être également adaptées pour un autre genre musical typiquement sundanais et relevant du divertissement populaire, le kacapi suling.
Les enregistrements présentés sur ce CD (publié pour la première fois en 1996 et réédités ici sous la forme d’un digipack avec une pochette différente) ont été effectués en 1972 par le grand musicologue spécialisé dans les musiques du Sud-est asiatique Jacques BRUNET. (Certains de ces enregistrements avaient déjà été publiés par le label Galloway dans le 33 Tours Sunda : le gamelan Degung de sa collection « Musique du monde ».)
Jacques BRUNET avait eu la chance à cette époque de pouvoir rencontrer un ensemble de vénérables musiciens professionnels détenteurs d’une profuse et profonde connaissance d’une tradition orale ancienne remontant au début du XXe siècle (voire avant). Cet ensemble était dirigé par les maîtres Ono SUKARNA (joueur de flûte suling) et Uking SUKRI (joueur de cette grande cithare oblongue nommée kacapi), dont Jacques BRUNET avait déjà présenté un enregistrement dans un album de la collection Unesco/Auvidis. On peut ici savourer l’art consommé de cet ensemble qui se distingue par un sens aiguisé de la délicatesse et de la pureté.
Les pièces de la seconde partie de ce CD sont jouées par un autre ensemble, celui d’Enip SUKANDA (flûte suling), qui témoigne de la détermination d’une plus jeune génération de musiciens (en plus de leur grand sens de la virtuosité et de leur maîtrise des subtilités ornementales) à sauver la tradition déclinante du gamelan Degung. C’était certes dans les années 1970, mais l’art du gamelan Degung ne se trouve pas davantage à tous les coins de rue des grands villes sundanaises aujourd’hui. Mais s’il n’a pas encore disparu, c’est sans doute grâce à cet ensemble de jeunes qui, il y a plus d’une quarantaine d’années, se sont attachés à relancer la pratique de cette musique profonde et aérienne, envoûtante comme un rêve suave qui ne voudrait pas finir…
Et même pour un auditeur non rompu aux traditions musicales indonésiennes, la musique du gamelan Degung tient sa force de sa capacité à parler sans détour au cœur et à l’âme, leur offrant une vision éloquente d’un bonheur paradisiaque finement teinté de mélancolie existentielle aux saveurs rares et uniques.
Stéphane Fougère
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