Isabelle COURROY – Confluence #1-2-3 : un éloge de l’oblique
(MCE Productions / Buda Musique)
Transfuge et transgressive : c’est ainsi qu’Isabelle COURROY a dessiné sa ligne de vie artistique. Elle qui avait un parcours tout tracé en tant que concertiste jouant de la flûte traversière a préféré s’emparer d’une flûte pastorale ancestrale dite oblique, le « kaval », jouée à l’origine par des bergers du territoire balkanique et du plateau anatolien, jusqu’en Arménie et en Égypte. Elle est ainsi devenue la première femme soliste à jouer de cet instrument d’habitude affilié aux musiques et aux danses traditionnelles et en a fait le réceptacle d’un matériau sonore assez personnel dont la plasticité mutante englobe des dimensions aussi archaïques que contemporaines en faisant fi des frontières esthétiques. La transgression oblique est donc au cœur du souffle singulier d’Isabelle COURROY.
Son parcours artistique s’est d’abord dessiné au sein du quintette AKSAK, dont elle fut un membre fondateur et avec lequel elle a enregistré sept disques. Parallèlement, elle a enregistré avec l’ensemble MUSICATREIZE l’emblématique Llanto por Ignacio Sanchez Meijas du compositeur Maurice OHANA et a joué sur trois disques de la chanteuse Françoise ATLAN, spécialisée dans les musiques arabo-andalouses. Elle a de plus rejoint la Compagnie RASSEGNA, dirigée par Bruno ALLARY, et a plus récemment intégré l’Ensemble CANTICUM NOVIUM d’Emmanuel BARDON.
Écrivant de même pour le théâtre, la danse et le cinéma, Isabelle COURROY a multiplié les collaborations pluridisciplinaires tout en initiant des projets scéniques au carrefour des musiques anciennes, traditionnelles, contemporaines et du monde, notamment à travers l’association l’Oreille buissonnière, une structure conventionnée de la région PACA dont elle assure la direction artistique depuis 2011, et avec laquelle elle a mis en exergue le concept de « Musiques obliques ».
Débutée depuis une décennie, sa discographie soliste se confond avec la création d’un triptyque nommé Confluence, et au sein duquel elle a vraiment pris « la parole » (traduction de la racine arabe du mot « kaval »). Un premier volume de dix compositions originales nées d’improvisations, dédié au Souffle onirique des flûtes kaval, est paru en 2014, et nous nous en étions fait l’écho à sa sortie (lire notre chronique). Isabelle COURROY, entourée de musiciens différents sur chaque composition, y affichait déjà un goût prononcé pour les rencontres artistiques et l’aventure sonore multidirectionnelle à partir d’un ancrage turco-balkanique.
Puis un deuxième volet faisant écouter le Chant des sources est paru en 2021. Enregistré en 2018, il présente un répertoire d’arrangements personnels de mélodies traditionnelles instrumentales ou chantées provenant de la péninsule balkanique (Bulgarie, Grèce) comme de la péninsule anatolienne (Turquie). Le kaval y voisine avec de nombreux instruments à cordes (viole de gambe, kemençe, santuri, laouto, harpe, violon, violon ténor, kanun, contrebasse, mandole, oud acoustique et même oud électrique), plusieurs percussions (bendir, tapan, tombak, derbouka, daf, daouli) et des voix féminines aussi envoûtantes les unes que les autres, que ce soit celle de Mariyana PAVLOVA, de Katerina PAPADOPOULOU, de Maria SIMOGLU, de Gülay HACER TORUK, de Françoise ATLAN ou celles du Chœur ESTAMPES. Isabelle COURROY y dévoile les étendues panoramiques des différentes facettes du souffle de son kaval, révélant de remarquables textures et d’audacieuses matières, faisant de ce Chant des sources un somptueux disque de musiques du monde balkano-oriental à caractère évolutif.
En 2024, le troisième volet de Confluence vient parachever le triptyque pour faire rien moins qu’Un éloge de l’oblique. Histoire sans doute de permettre à tout un chacun de réviser ou de découvrir les épisodes qu’il aurait pu rater ou oublier, Isabelle COURROY a fait paraître le troisième volet de ses Confluences en y intégrant les deux volets précédents (avec leurs notes de livrets respectives), sous forme d’un coffret digipack comprenant trois CDs. Ce dernier renferme donc à la fois l’intégrale du projet Confluence #1-2-3 et la totalité des enregistrements d’Isabelle COURROY sous son seul nom.
Singulièrement, cette intégrale est présentée à rebours de l’ordre chronologique des parutions, puisqu’elle débute avec le troisième volet (donc inédit) de Confluence, celui-là même qui donne son titre général au coffret : Un éloge de l’oblique. Et l’on est prié de prendre le terme « éloge » dans son sens plein et profond, puisqu’Isabelle COURROY y célèbre véritablement les possibilités les plus jusqu’auboutistes de la flûte oblique, bien au-delà des contextes auxquels elle est habituellement rattachée, et y donne la pleine mesure de sa liberté d’expression, intronisant de facto le kaval dans le domaine des musiques nouvelles de pointe.
Pour qui n’a jamais entendu la moindre note des kavals d’Isabelle COURROY comme pour ceux qui connaissaient déjà les deux précédents volumes de ses Confluences, la surprise sera de taille, et l’écoute fera l’effet d’une douche froide pour les oreilles trop pressées comme pour les esprits fermés. Cela va du reste de pair avec le type de kaval dont joue Isabelle COURROY : au modèle roumain en forme de flûte droite et fermée, Isabelle COURROY privilégie le modèle roumain, dit justement oblique, pour sa liberté d’embouchure dont les qualités mélismatiques déploient une ample palette sonore.
Fait en bois d’arbre fruitier ou en palissandre, parfois en roseau, en métal ou en plastique, le kaval, dans sa version bulgare, est constitué de trois parties assemblées, percé de huit trous (dont un derrière) et de quatre autres en bas (appelées « trous du diable »), et est ouvert aux deux extrémités. Or, comme l’explique l’ethnomusicologue Sami SADAK dans le livret, « Le kaval, tout seul, n’est rien. L’intérieur est complètement vide. Il se remplit seulement par le souffle du musicien. Le son recherché est un « entre deux » : on se positionne entre les deux octaves, atteignant parfois un équilibre instable. De cette fragilité découle un esprit d’ouverture, un accès direct à l’émotion. »
Cet esprit d’ouverture, Isabelle COURROY en fait montre en jouant sur des kavals et des flûtes obliques de factures inédites, et en convoquant des compositeurs contemporains auprès desquels elle a passé commande. Un éloge de l’oblique donne ainsi à découvrir deux compositions de François WONG, deux pièces Zad MOULTAKA et une de Michel MOGLIA. Chacune de ces compositions est constituée d’une trame sonore fixe (bande préenregistrée, texture électronique, harmoniques d’autres flûtes, cordes…) sur laquelle Isabelle COURROY interprète ou improvise sa partie. À ces œuvres de commande s’ajoutent deux compositions commandées par le Conservatoire du Pays d’Apt à Isabelle COURROY. L’une réunit trois flûtes différentes (kaval, flûte à bec ténor et flûte traversière) et l’autre fait entendre exclusivement plusieurs kavals.
Loin, et même très loin des sources traditionnelles et ethniques revisitées dans les deux premiers volumes de Confluence, Un éloge de l’oblique propulse le kaval dans des territoires sonores qu’on ne lui connaissait guère, des dimensions résolument mutantes dans lesquelles la flûte oblique révèle non seulement les inflexions les plus radicales de sa nature aérienne et venteuse, mais aussi ses propriétés « embrasantes », en plus de faire entendre de singuliers avatars de cette flûte de berger qui révèlent tout l’intérêt que porte Isabelle COURROY à la recherche de nouvelles factures instrumentales.
C’est ainsi qu’elle interprète une composition de François WONG avec un « trident harmonique », un instrument qu’elle a conçu avec Tom RIDER et qui fait entendre un souffle résolument incandescent, à la manière d’un lance-flamme.
Sur une pièce de Zad MOULTAKA, elle utilise un « kaval de cristal » non moins sidérant, et elle confronte son « kaval de cuivre » à des orgues à feu sur la composition de Michel MOGLIA, portant ainsi au pinacle la vibration enflammée de l’oblique.
De générateur de vent qu’il était à l’origine, le kaval se fait ici allumeur de feu, égreneur de granularités, arpenteur de sables mouvants, engendreur de secousses, combinateur d’échos archaïques et futuristes, dynamo de vibrations viscérales et transcendantales.
L’auditeur ne peut sortir complètement indemne de l’exploration qui lui est ici proposée. Un éloge de l’oblique est une expérience métamorphique qui encourage de nouvelles connexions aux éléments fondamentaux de l’existence, et dévoile une géographie palimpseste inédite entre la terre et l’air. Éruptif et efflorescent est cet univers de Confluence oblique tridimensionnel.
Stéphane Fougère
Site : https://kaval.org/
Page label : https://www.budamusique.com/fr/catalogue/view/1221/un-eloge-de-l-oblique-confluence-1-2-3/