JAMBINAI – Onda
(Bella Union / PIAS)
Si une certaine vague de world music tendance new age a voulu nous faire croire que les sons traditionnels de l’Extrême-Orient – et de la Corée en particulier, eu égard au sujet qui nous occupe ici – étaient taillés sur mesure pour le yoga et la méditation, on sait aujourd’hui que cette image est réductrice en plus d’être erronée.
Et cela, certains le savent pour avoir tenté l’expérience de remonter aux sources et d’écouter ces fleurons de la musique savante coréenne que l’on nomme « sanjo », ces suites pour instruments mélodiques solistes (gayageum, geomungo, haegum…) qui cultivent une sérénité de facade pour mieux déployer toute une spirale émotionnelle aux accents aussi rituels que dramatiques où la virtuosité se pare de rugosités sonores auxquelles le public occidental n’est pas forcément habitué (euphémisme!). Pour les autres, comme les rockers en quête d’une autre exigence musicale, il y a l’expérience JAMBINAI.
Ce groupe a été catalogué dans le post-rock en Occident parce qu’on ne savait pas où le mettre (!), mais il joue une musique qui n’appartient au fond qu’à lui, et que lui seul sans doute pouvait inventer, puisant autant dans le puits sans fond des arcanes de la musique traditionnelle coréenne que dans les paysages escarpés d’un rock épique aux accents métalliques et atmosphériques.
La découverte de cette singulière conjonction a bien vite fait l’effet d’une déferlante, qui tient autant à son originalité formelle qu’à sa nature intrinsèque. En 2012, Différance avait ouvert la voie et A Hermitage en 2016 avait pavé le terrain. Que restait-il à faire à Onda, sinon suivre le même chemin ? C’est ce qu’il fait, mais moins par paresse que par conviction. Ce troisième album de JAMBINAI confirme l’originalité et la puissance du discours de JAMBINAI tout en lui apportant de discrètes innovations.
Faite de contrastes, de mouvements homériques et dramatiques, la musique de JAMBINAI convoquent les sons du passé avec ceux du présent pour interroger le monde d’aujourd’hui. C’est une musique visionnaire en prise avec les forces de la nature, qui vient par vagues. Le terme « Onda », titre de son troisième album, peut justement se traduire en français par « viens » et en espagnol par « vague ». JAMBINAI est un flux sinueux aux fréquents remous, aux secousses imprévisibles, où alternent moments placides mais tendus et accès d’adrénaline, et qui ne craint pas les ruptures de ton climatiques. Tout cela est exposé dès le morceau d’ouverture, Sawtooth : introduction méditative, combustion spontanée, contorsion de haegum, rugissement de guitare, vrombissement de basse, pesanteur rythmique, âpreté du geomungo, tension montante, suspension, nouvelle combustion, batterie pétaradante, autres contorsions, autre montée en puissance, arrêt net au bord du précipice.
Tous les morceaux relèvent de la même grammaire sonore et révèlent des structures analogues, mais se déploient sur des formats tantôt courts, entre trois et six minutes (Event Horizon, Square Wave, Small Consolation, Sun. Tears . Red.) ; tantôt de durée moyenne, entre sept et neuf minutes (Sawtooth et Onda, avec son Prelude). Cerise sur le gateau, Onda contient en son cœur une pièce plus ample qui atteint les treize minutes (In The Woods). C’est en fait la première composition de JAMBINAI, tous albums confondus, qui dépasse les dix minutes. Et encore, il s’agit d’une composition déjà ancienne dont une première version, longue de dix-sept minutes, était apparue sur le premier EP de JAMBINAI – joyeusement introuvable aujourd’hui ! – et qui a été retravaillée pour la nouvelle configuration du groupe.
Au départ, en effet, JAMBINAI est le véhicule de la vision musicale de Lee ILWOO. Il est le compositeur attitré de JAMBINAI, le producteur de l’album, et joue sur des instruments à anches en bambou (piri, taepyeongso) et de la guitare, tandis que Kim BOMI et Sim EUNYONG se partagent les instruments à cordes traditionnels (la vièle à archet haegum pour la première, la cithare à six cordes geomungo pour la seconde). C’est ce trio qui forme le noyau dur de JAMBINAI. Les deux précédents albums comptaient toutefois un musicien additionel à la batterie ; et en concert, on a vu le groupe s’adjoindre le concours d’un bassiste (Yu BYEONGKOO) et d’un batteur (Choi JAEHYUK). Onda confirme désormais ces deux derniers en tant que membres permanents du groupe, qui devient officiellement un quintette. Ainsi, l’album restitue l’amplitude sonore et l’intensité dont JAMBINAI fait montre sur scène.
C’est du reste cette orientation vers un son lourd et chargé d’électricité qui prévaut sur les morceaux de format court comme Square Wave, annoncé par un riff métal acariâtre ; Event Horizon, dont l’amorce et le final font l’effet de rafales soniques, avec au milieu une section plus calme mais non moins tendue, avec les notes sèches et plaquées du geomungo ; et Sun. Tears. Red, qui se révèle aussi abrasif que chaotique.
Ces trois morceaux suivent justement Sawtooth, formant une première moitié d’album profuse en pièces heurtées, sinueuses et aux sections fortement contrastées.
À partir d’In The Woods, l’album privilégie des compositions évoluant davantage par palliers, avec des montées de tension progressives, les sections s’enchaînant de manière plus organique, sans franche rupture, mais sans empêcher non plus les accès de fièvre. In The Woods a beau être la composition la plus étalée, elle n’est pas la plus labyrinthique. Elle se développe au contraire de façon très progressive : guitare acoustique et tintements de cloches dessinent d’abord un paysage calme, bientôt assombri d’une complainte déchirante de haegum, qui annonce une séquence habitée par un fort sentiment de contrition, avant qu’une montée en puissance et en saturation ne vire au vertige sonique, lequel s’achève brutalement, cédant la place à une coda plus calme et apaisée. Pour la petite histoire, In The Woods est inspiré par le douloureux et ostensible problème de la pollution environnementale, et JAMBINAI parvient à exprimer dans cette pièce la souffrance de la Terre. On retrouve cette expression de meurtrissure dans Small Consolation, qui évolue dans un second temps vers une expression plus écorchée.
Enfin, le morceau éponyme, qui clôture l’album, relève d’une même structure bipolaire, son Prelude étant plus posé et (presque) serein, tandis que le corps du morceau proprement dit, entamé par une ligne rythmique obsessionelle de basse, génère une montée de tension qui confine à des instants plus chaotique, traduisant une ascension douloureuse mais au final cathartique, avec un final aussi emphatique que lumineux. C’est du reste une constante chez JAMBINAI que de finir ses disques sur une note quelque peu grandiloquente.
On le voit, Onda ne diffère guère, dans son fond comme dans sa forme, de ses dignes prédécesseurs. Néanmoins, on y décèle des éléments sonores supplémentaires. C’est ainsi qu’un joueur de « yanggeum » (tympanon) vient renforcer les textures de Sawtooth et d’Event Horizon, tandis que ILWOO ajoute à sa palette d’instruments à vent à anche (libre) un « saenghwang », un instrument devenu très rare dans la péninsule coréenne.
Mais surtout, Onda se distingue par la place plus importante accordée au chant. Presque toutes les compositions font entendre des voix, dont la fonction et la nature diffèrent d’un morceau à l’autre. Il y a le chant déclamatoire, qui domine dans Square Wave, le chant quasi murmuré dans Small Consolation, et le chant choral dans Onda. Car non seulement ILWOO, BOMI et EUNYONG font entendre leurs timbres vocaux en plus de leurs instruments respectifs, mais ils ont en outre fait appel à des voix additionnelles : celle, féminine, de Kim BORA, qui nous régale de ses vocalises « hantées » dans In the Woods, et celles, masculines, de Jo GYOUHYUN et de Han JINYOUNG, du groupe H a Lot (d’où vient également le batteur Choi JAEHYUK), qui se déclinent en plaintes, en cris et en hurlements dans Sun. Tears. Red.
Dans tous les cas, l’intégration du chant n’oblige pas JAMBINAI à se rabattre sur des structures de type « chanson ». Au contraire, le chant, même à textes, est intégré aux compositions épiques du groupe comme s’il s’agissait d’un instrument parmi tant d’autres, ou d’une texture qui tantôt se superpose, tantôt se fond dans les masses instrumentales en mouvement.
Sans opérer de révolution patente, Onda témoigne de la volonté de JAMBINAI de renouveler par petites touches ses horizons lyriques, d’ouvrir le champ de son expression et de ne pas stagner dans des modèles compositionnels préfabriqués. JAMBINAI signe donc avec sa « troisième vague » un grand cru dont la richesse se dévoile à la faveur d’écoutes répétées. Attachez vos ceintures, voici une musique qui, à l’instar de la pochette du disque, vole haut et loin au-dessus de paysages montagneux en clairs-obscurs, et qui navigue entre ombre et lumière, chaud et froid, bruit et silence, murmure et hurlement, chaos et harmonie, et tout ce qui passe à travers…
Stéphane Fougère