Japon : Chants courtois – Etsuko CHIDA
(Buda Musique)
Un dragon couché sur une plage et conversant avec les vagues… Ainsi désigne-t-on poétiquement le koto (aussi appelé « sô »), la cithare sur table à chevalets mobiles qui compte parmi les instruments emblématiques de la musique traditionnelle japonaise. Cette désignation imagée vaut aussi pour certaines parties de l’instrument : la partie supérieure de sa table d’harmonie est appelée la mer, et sa partie inférieure de côté le rivage, tandis que les ondulations du bois sur sa table d’harmonie évoquent les vagues.
En fait, le terme koto (ou « goto ») a même été la désignation générique des instruments à cordes de type cithares, harpes ou luths japonais avant de n’être appliqué qu’aux seules cithares, et on en compte pas moins de vingt-trois types différents, dont le nombre de cordes varie de une à dix-sept (au XXe siècle). Celui dont joue Etsuko CHIDA est le modèle le plus courant : sa caisse est en bois de paulownia, mesure entre 180 et 190 centimètres ; sa table d’harmonie, un peu bombée, est creusée à l’intérieur de sillons de manière à générer des turbulences et enrichir le son ; et il comprend treize cordes (d’abord en soie puis en matière synthétique, genre nylon) placées sur des chevalets mobiles en ivoire ou en plastiques que le musicien peut donc déplacer pour obtenir des échelles différentes.
Originaire de Chine et de Corée et introduit au Japon au VIIIe siècle, à l’époque Nara (710-784), le koto a d’abord été un instrument d’oracle des sanctuaires, puis a été joué en tant qu’instrument d’orchestre au sein de la musique de cour avant de se démocratiser et de devenir un instrument principal de la musique instrumentale classique, avec un répertoire spécifique. Il a été l’instrument privilégié des dames de la cour (qui s’en servaient pour ensorceler les guerriers samouraïs) avant de devenir celui des jeunes filles de bonnes familles et de la bourgeoisie (sans doute pour les mêmes raisons…).
Le koto se joue traditionnellement posé sur des tatamis ou sur une table basse devant laquelle le musicien s’agenouille. La position du buste du musicien devant son instrument varie selon les écoles. Celle qu’a adopté Etsuko CHIDA, musicienne et chanteuse native de Sapporo (ville de Hokkaido, l’île la plus septentrionale de l’archipel japonais), lui a été enseignée par l’école Yamada (Yamada-ryû), fondée au XVIIIe siècle par YAMADA Kengyo (1757 – 1817) : vêtue d’un remarquable kimono, elle se tient ainsi de front, et légèrement penchée en avant, là où d’autres, passés par l’école Ikuta, se tiennent plus penchés, de biais.
La posture perpendiculaire à l’instrument d’Etsuko CHIDA est liée aux modifications de facture instrumentale que l’école Yamada a apportée au jeu de koto, remplaçant par des plectres circulaires les plectres quadrangulaires de l’école Ikuta (Ikuta-ryû) qui obligent le musicien, lequel utilise les coins des plectres, à se tenir un peu en biais de son instrument. Dans le style de l’école Yamada, le pouce, l’index et le majeur de la main droite, qui attaque les cordes, sont parés de plectres en ivoire montés sur bague de forme parabolique, tandis que la main gauche exerce une pression sur les cordes afin d’obtenir des hauteurs et sert également, depuis le XIXe siècle, à pincer les cordes directement avec les doigts pour exécuter des ornements, des trémolos et des portamentos. Les sons générés au koto peuvent être nets et mordants ou bien doux et moelleux, l’onglet étant moins rude et plus précis que les plectres utilisés pour jouer de la biwa ou du shamisen.
L’autre particularité de l’école Yamada est l’importance accrue donnée aux parties vocales dans la musique de koto (sokyoku), contrairement à l’école Ikuta. Revenant aux formes anciennes du sankyoku (terme définissant la musique d’un ensemble composé d’un koto, d’un luth shamisen et d’une flûte shakuhachi – ou d’une vièle kokyû – avec accompagnement vocal), l’école Yamada a ainsi créé un chant narratif mélismatique hérité des formes narratives de la musique de luth shamisen de l’ère Edo (1600-1868), comme l’itchu-buchi, le kato-buchi, voire le jôruri (genre dramatique à l’origine du théâtre de marionnettes dit bunraku et dont les déclamations épiques étaient accompagnées au shamisen).
C’est cet enseignement imparable et rigoureux qu’a suivi Etsuko CHIDA depuis l’âge de cinq ans jusqu’à ses vingt-et-un ans, qui furent couronnés par l’obtention d’un « natori », un nom professionnel diplômant (elle porte celui de Toyochi EKA) qui lui donne le droit d’enseigner et qui symbolise son héritage de plusieurs générations d’artistes. Son chant reste cependant mélodique et n’a pas la raucité maniérée que l’on trouve dans le théâtre nô, par exemple.
D’une voix profonde et délicate tout à la fois, Etsuko CHIDA interprète sur cet album une sélection de poèmes et chants courtois japonais dont certains remontent au Xe siècle et sont tirés de ce monumental classique littéraire qu’est le Dit du Genji, tandis que d’autres proviennent de l’ère Meiji (1868-1912) ou peuvent même être plus contemporains. C’est donc un spectre chronologique très large qui est ici balayé, et autant d’images d’un Japon éternel que l’entrée fracassante dans la modernité industrielle n’a pas complètement effacé.
Dans les Chants courtois d’Etsuko CHIDA (dont on trouvera de généreuses traductions dans le livret), on célèbre ainsi le vol des pluviers au-dessus des vagues qui s’abattent en douceur sur le rivage (Chidori no Kyoku), le parfum pénétrant du mortier de bois (Usu no Koe), la neige sur les pins et les bambous qui rend un lion joyeux (Yashiyo Jishi), des grues faisant leur nid sur une branche de pin (Shujo no Tsuru) ou la grâce mélancolique d’une Belle-du-soir (Yûgao), tout un assortiment d’images, de mots, de sons et de senteurs qu’on ne croise plus tous les jours mais qui a gardé un énorme pouvoir attractif… Cela est dû à cette subtile correspondance entre la voix d’Etsuko CHIDA et les sections instrumentales des pièces qui allie technicité éprouvée et rusticité de façade.
Voir l’artiste sur scène suffit à faire apprécier combien l’harmonie visuelle de ses gestes (sans trop de mouvements brusques ou amples) fait écho à celle de la musique, rigoureuse mais non rigide, reflétant à merveille le concept esthétique du « wabi-sabi », datant de la période de Muromachi (1333-1574) et lié à la cérémonie du thé. Ce concept met l’accent sur la beauté des choses naturelles et l’économie de moyens, et à travers lesquelles se diffusent un sentiment de déréliction mélancolique et serein.
Etsuko CHIDA nous convie ainsi à une immersion totale dans un univers hiératique et majestueux, aux antipodes des cavalcades exorbitées et conditionnées du monde moderne. Ses Chants courtois sont comme des infusions qu’il convient de humer et de déguster posément, en prenant le temps de contempler chaque note, chaque son.
Stéphane Fougère
Label : https://www.budamusique.com/