Japon – Gagaku : Ensemble ONO

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Japon – Gagaku : Ensemble ONO
(MEG-AIMP / VDE-Gallo / DOM)

Japon-Gagaku-OnoUn son nasillard émerge du silence et enveloppe bientôt l’atmosphère de son aura lancinante et hypnotique. C’est le son d’un hautbois, doublé par une flûte. Une frappe de tambour solennelle, une percussion frétillante ponctuent ce flux sonore hiératique qui semble venir du fond des âges ou d’une autre dimension. Une mélodie languissante et un rythme apathique vous submergent et vous plongent dans un état léthargique. Le temps ralentit et l’espace se creuse dans des proportions insoupçonnées… Vous écoutez du Gagaku, le plus ancien genre de musique harmonique existant et qui ne ressemble à aucun autre.

Le Gagaku passe pour être une partie inaliénable du patrimoine musical japonais, et même universel. Les deux idéogrammes « ga » et « gaku » désignent une « musique raffinée, noble ou juste ». Nous avons affaire à une musique on ne peut plus aristocratique, associée à l’ancienne cour impériale du Japon, par opposition au Zokugaku, la musique folklorique, populaire, jugée plus primitive.

L’origine du Gagaku n’est toutefois pas à chercher dans l’archipel nippon, mais sur le continent extrême-oriental, soit en Chine (nommé ya yué) et en Corée (a-ak). Dans l’histoire de la musique traditionnelle japonaise, le Gagaku a été introduit depuis la Corée au Ve siècle, mais n’a été officialisé qu’au tout début du VIIIe siècle, soit durant la période dite de Nara (645-794) – en même temps que les chants liturgiques bouddhistes (le Shômyô). Il fait partie de ces musiques regroupées sous le terme Kogaku (musique antique) qui furent introduites du continent sur l’archipel et assimilées aux pratiques musicales autochtones (qui ont pour la plupart disparu depuis).

Ainsi, le Gagaku s’est adapté à l’esthétique vernaculaire, puis a subi au IXe siècle (période Heian) des mutations dues à une réforme touchant la théorie musicale qui a fixé deux systèmes modaux (le ryô et le ritsu), divisé le répertoire en catégories, classé les pièces selon leur provenance et a réduit l’instrumentation. (Les coupes budgétaires ne sont pas nées d’hier…) Certains instruments – dont singulièrement ceux par lesquels on identifie aujourd’hui la musique traditionnelle japonaise, comme la flûte shakuhachi, le luth biwa, le koto à 25 cordes hitsu, et d’autres moins courants comme le hautbois basse, le harpe kugo ou les claquettes métalliques hôkyô – ont été supprimés, au profit des flûtes kagura bue, koma bue et ryūteki, l’orgue à bouche shô, le hautbois hichiriki, la cithare à six cordes wagon (ou yamatogoto), le tambour à baguettes kakko ou le grand tambour taïko.

Ces caractéristiques sont restées quasiment immuables depuis le IXe siècle. De fait, la forme prise par le Gagaku au Japon au fil des siècles n’a plus rien de commun avec celles usitées en Chine et en Corée. Ces musiques n’en ont pas moins des fonctions communes, tant rituelle que profane.

On trouve au Japon des répertoires de Gagaku liés au culte shintoïste des ancêtres (Mikagura), comprenant la musique vocale sacrée (Kagura Uta) et des danses rituelles. Les répertoires profanes englobent pour leur part la musique instrumentale (Kangen), la musique à danser (Bugaku) et les musiques vocales (Uta-mono), certaines étant d’origine autochtone et d’autres provenant d’une tradition de poésie chantée chinoise. Tous ces répertoires varient en instrumentation et en style.

Transmis de génération en génération au sein de la famille impériale et dans les temples shintô, le Gagaku a été découvert par le monde occidental au XXe siècle et a séduit des compositeurs contemporains comme Benjamin BRITTEN et Olivier MESSIAEN. Au Japon, des compositeurs tels que Yoritsuné MATSUDAÏRA, Toru TAKEMITSU, Toshiro MAYUZUMI, Maki ISHII et Akira TAMBA ont tenté des rapprochements et des rénovations du Gagaku avec les musiques occidentales, sans pour autant parvenir à enrichir le système de composition traditionnel. Néanmoins, ces expériences ont permis de mettre en valeur le caractère unique de la tradition du Gagaku, tant au Japon qu’en Occident.

Ce CD restitue un concert organisé par les Ateliers d’ethnomusicologie de Genève en 2012 au Théâtre de l’Alhambra de la même ville, et qui mettait en scène l’Ensemble ONO (ONO GAGAKU KAÏ), dont la création remonte à… 1887 ! Non, il n’y a pas de fautes de frappe… Cet ensemble n’est du reste pas inconnu des amateurs et des collectionneurs d’enregistrements de Gagaku, puisque c’est le même qui jouait sur l’album paru en 1987 sur le label français Ocora (Japon : Gagaku). Il a de même participé à l’étrange disque de jazz-fusion Gagaku and Beyond (1974) du flûtiste américain Herbie MANN.

Aujourd’hui dirigé par ONO Takashi, l’Ensemble ONO est formé de onze musiciens et de deux danseurs. Il est tout autant attaché à la préservation et à la transmission des répertoires traditionnels de Gagaku qu’à leur expansion et au développement d’un répertoire plus contemporain.

Néanmoins, le programme du concert reproduit ici est constitué uniquement de pièces remontant au VIIIe siècle, une période où le Gagaku constituait un nec plus ultra artistique auprès des aristocrates nippons. C’est donc un spectaculaire voyage dans le temps qui nous est proposé.

Après une courte introduction présentant le mode d’accordage, l’Ensemble ONO joue une pièce instrumentale de type Kangen (Shukoshi) faisant référence à des peuples continentaux de la Mandchourie et de la Mongolie.

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La pièce suivante, Kashin, est la seule faisant intervenir trois chanteurs solistes célébrant les vœux du nouvel an. Kaden no Kyû est une autre pièce instrumentale Kangen reconstituée pour ensemble instrumental à partir d’une notation pour luth biwa.

Les deux dernières et plus grandes pièces (elles dépassent toutes deux le quart d’heure) proviennent du répertoire de la musique de danse Bugaku. Nasori (un grand classique…) est formé de trois séquences dont le rythme va crescendo, et Konju, un exemple de musique de danse samai, en comporte cinq.

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Les enregistrements de Gagaku ne courant pas les rues sur le marché francophone des musiques traditionnelles, cette réalisation des Archives internationales de musique populaire (AIMP) de Genève est on ne peut plus recommandable tant elle est exemplaire en plus d’être somptueuse, dans sa forme comme dans son contenu.

On remarquera cependant, dans le livret qui accompagne ce CD (dont les doctes notes ont été rédigées par le célèbre ethnomusicologue Akira TAMBA), de splendides photos du spectacle qui mettent en valeur les instruments et les costumes des musiciens, ainsi que ceux des danseurs qui se manifestent sur les pièces de Bugaku, mais dont les performances ne se laissent guère deviner sur un support strictement audio.

De fait, on en vient à regretter l’absence d’un DVD, qui aurait certainement rendu davantage justice à la dimension chorégraphique et à l’impact visuel d’une représentation de Gagaku.

Quoi qu’il en soit, voici une publication qui se doit de figurer dans toute discothèque férue de joyaux extrême-orientaux, ou d’étrangetés sonores au goût d’éternité qui favorisent un regard plus intérieur.

Stéphane Fougère

Label : www.vdegallo-music.com

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