John CALE – Paris 1919 (réédition 2024)
(Domino Records)
Tout d’abord, une question préalable : est-ce que Domino Records maison d’édition britannique déjà bien installée depuis 1993 avec sa correspondante américaine Drag City (plutôt versée sur le courant du renouveau folk au sens large (ça va jusqu’à Robert WYATT !), écurie US de gens comme Bonnie Prince BILLY et Bill CALLAHAN aimés et chroniqués souvent ici) aurait passé subrepticement et sans bruit un cap depuis la fin du Covid avec quelques commémorations bienvenues des cinquantenaires d’albums édités jadis par deux maisons américaines à l’époque un tant soit peu « avant-gardistes » (Elektra et Reprise) mais pourtant en perte de vitesse au milieu de ces années 1970 très riches et aventureuses des deux côtés de l’Atlantique.
En effet cela a commencé avec les rééditions des deux premiers albums de la trilogie enchantée et somptueuse (1969 à 1974) de NICO en mars 2024 à savoir The Marble Index paru chez Elektra en 1969 et Desertshore chez Reprise en 1972 (même si ces deux-là ont fait l’objet d’une précédente réédition/compilation agrémentée d’une foule d’inédits de démos et d’outtakes en 2007 chez Rhino Records/WEA). Domino a permis, grâce à une large diffusion, à ces deux albums dirigés et ouvragés par des productions essentielles de John CALE de voir à nouveau le jour remasterisées et amoureusement mises à disposition (vinyle et CD) aux fidèles transis et avides de versions de la « Moon Goddess » fidèles à la stéréo qui était, il est vrai, une nouveauté expérimentale de l’époque.
D’autre part, pour accueillir le seul et dernier survivant du VELVET UNDERGROUND comme il se doit, Domino (et son officine Double Six) est devenu le havre au sein duquel John CALE a pu publier dès 2011 un EP Extra Playful suivi en 2012, de l’album de transition Shifty Adventures in Nookie Wood, et surtout rééditer dès 2016 Music for a New Society (M :Fans) et Fragments of a Rainy Season tous deux en versions « expanded », ainsi que ses deux derniers et récents albums, Poptical Illusion en 2024 et Mercy en 2023 ; tous deux magnifiques et révélant que notre vieux bandit distingué est toujours d’attaque et prêt à bouleverser et enchanter son heureux public.
Domino Records, fidèle maison qui a du bon goût s’attelle donc en 2024 à la réédition bienvenue des deux albums solo que John CALE a publiés chez Reprise Records The Academy in Peril, paru en 1972, et surtout Paris 1919, paru lui en 1973. Ces deux-là succédent d’ailleurs à deux autres plus dispensables parus chez CBS : Vintage Violence, son véritable premier album solo de chansons à l’emporte pièces (avec la chanson Amsterdam en joyau) en 1970 et Church of Anthrax en 1971 (avec Terry RILEY), album instrumental un peu décousu.
Revenons à 2024 et focalisons-nous sur le chef-d’œuvre de 1973. Il faut tout de même savoir (pour compliquer un peu cette affaire) que cet album avait déjà fait l’objet d’une réédition augmentée en 2006 chez Rhino Records/WEA (voir plus haut avec NICO en 2007) et que celle-ci, très ample et fureteuse, avait ajouté à la réédition dix « Sketches & Roughs for Paris 1919 » avec même un morceau caché, qui semblait combler et clôturer définitivement à tout jamais la séquence de ce que l’auteur (et les critiques) a appelé son album le plus accessible (avant la trilogie 1974-75 Fear, Slow Dazzle et Helen of Troy chez Island, elle-même rééditée en coffret en 2024).
Sans revenir sur les détails de l’album (le livret est riche d’infos, d’anecdotes privées et de rappels historiques et géopolitiques sur le traité de Versailles, d’extraits de la critique enthousiaste de l’époque et de variations sur la pochette ahurissante de l’album, on est en 1973 ne l’oublions pas et quelques années plus tard John CALE apparaitra sur scène masqué guitare au poing et en treillis déglingué) et sur la pertinence de cette réédition (inédits différents de celle de 2006, drone mix, guitar mix de Hanky Panky Nohow en acoustique et une revisite 2024 de plus de 9 minutes crépusculaire, sépulcrale et réverbérée intitulée Fever Dream du morceau titre Paris 1919/You’re a Ghost (Falling all apart).
Une chose est sûre : la version 2024 est extraordinairement fidèle à celle de 1973, on y entend des arrangements jamais entendus autour de la voix très en avant (elle a été validée par John CALE lui-même), elle a été faite dans le respect de l’original sans estomper l’UCLA Symphony Orchestra ni le mettre trop en avant, il faut savoir que John CALE, qui était déjà un éminent producteur chez Reprise, a laissé en 1973 les rênes à Chris THOMAS et qu’on sent toute la confiance de l’un vers l’autre au travers des 9 chansons tellement élégantes (petit bémol pour Macbeth, mal placé en cinquième position) proposées dans ce court mais magistral opus qui ne pourra jamais prendre aucune ride.
Paris 1919 a été trop affublé par les critiques de l’époque d’adjectifs superlatifs : baroque, luxuriant, orchestral, symphonique, pastoral, décalé, secret, secrètement sombre, discrets hommages aux BEACH BOYS et à PROCOL HARUM avec des musiciens de studio impeccables (LITTLE FEAT) et des références à Dylan THOMAS et Graham GREENE, et un soupçon de décadence en clin d’œil à Sunset Boulevard et à NICO (« the paranoid movie queen ») pour Antartica Starts Here chuchoté en dernier morceau et en extinction magistrale d’un album de même pas 40 minutes.
L’album commence par un rappel ému aux Noëls des Pays de Galles de l’enfance (John CALE est un émigré de longue date aux États Unis en 1973) en version sombre mêlant la laideur et la terreur (« ten murdered oranges bled on boardship »), dévoilant sans détours cette « ugly beauty » qui court le long de tous les morceaux comme cette River of Blood qu’on retrouve en Story of Blood sur l’album Mercy en 2023.
La chanson titre Paris 1919 apparait elle comme une des clés du John CALE de 1973 qui déclare en entrée de jeu : « She made me unsure of myself », jusqu’à faire de « You’re a ghost la la la » le leitmotiv de ce pseudo retour au passé et aux frayeurs de l’enfance et de l’homme qu’il est devenu loin de l’Europe et de ses fantômes. Il dit également dans Half Past France, en parlant des gens dormant autour de lui dans le train de Dunkerque à Paris : « Most of the people are still asleep, but I’m awake, If they’re alive, then I am dead », concluant définitivement « People always bored me anyway » donnant froid dans le dos. Quoi de plus noir en effet de répéter « We’re so far away, floating in this bay (Los Angeles), we’re so far away from home where we belong », au beau milieu d’un album qui semble si insouciant (enjoué, détaché) au premier regard.
Finissons ce tour (de force) par la plus belle et la plus envoûtée des chansons (ex aequo avec Close Watch de Helen of Troy – tiens une autre femme fatale cousine de Hedda Gabbler) de l’album : l’envoûtante Andalucia l’espagnole lointaine et farouche, reine de l’Andalousie et de tous les cœurs brisés, et à qui il dit la voix haut perchée (au bord des larmes) « I love You » et qu’il attendra quoi qu’il arrive (« waiting later and later »), mais pas trop longtemps pour que sa beauté reste intacte et que ses mots ne flétrissent jamais (« never falter »), quitte à attendre jusqu’à demain ou à « pass the time ».
Maintenant qu’en 2024 la période pré-Island du chanteur a été ressuscitée, que la trilogie anglaise a été rééditée également dans un coffret un peu anecdotique chez Cherry Red, ne serait-il pas nécessaire de boucler la boucle et de faire un tour le long des années 1980 et de faire réapparaître un des beaux chaînons manquants de la discographie du John CALE apaisé voire en voie de calme, de quiétude (relative) et de renaissance après des années de fureur et de rage, avec la ressortie de Carribean Sunset (pochette décontractée et beau morceau Villa Albani pour clôturer l’exercice), paru chez ZE records en 1984, avec Brian ENO pas loin et en invité des studios et pourquoi pas, pourquoi se priver, Artificial Intelligence, paru lui chez Beggars Banquet en 1985, année de retour aux affaires du musicien infatigué et en forme quasi miraculeuse produisant également dans la foulée Camera Obscura, ultime album studio de la « Moonstruck Junkie Lady » qui, même si elle s’est beaucoup perdue ces années-là, n’aura jamais été très loin ni du cœur ni des yeux de son merveilleux producteur qui le lui a bien rendu.
Xavier Béal
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