Judge SMITH – The Trick of the Lock

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Judge SMITH – The Trick of the Lock
(Masters of Art)

Magistralement méconnu en France en tant qu’auteur-compositeur-interprète, (Chris) Judge SMITH a pourtant une belle carrière musicale à son actif, mais dont seuls quelques aficionados du groupe VAN DER GRAAF GENERATOR connaissent peut-être l’existence, l’artiste britannique ayant co-fondé le groupe en 1967 avant de le quitter l’année suivante, sa contribution s’étant limitée au premier 45 Tours People You Were Going to, et plus notablement sa face B, Firebrand, sur laquelle il assure exceptionnellement le chant principal, dans un style théâtral excessivement outré. C’est évidemment assez marginal et assurément insuffisant pour devenir une figure culte de la sphère du rock dit progressif. Qu’à cela ne tienne, Judge SMITH s’est par la suite fait un nom en écrivant des chansons et des musiques pour la TV anglaise (l’émission Not the Nine O’Clock News), plusieurs comédies musicales en collaboration avec Max HUTCHINSON, des opéras-rock avec Lene LOVICH et Peter HAMMILL, pour lesquels il a également fourni des chansons devenues des classiques de leurs répertoires scéniques.

Ce n’est qu’à partir des années 1990 que Judge SMITH a véritablement commencé à enregistrer ses propres disques, alternant albums de chansons (Democrazy, Dome of Discovery, The Full English, Zoot Suit, Old Man in a Hurry) et disques plus expérimentaux (The Vesica Massage, Long-Range Audio Device, The Solar Heresies And The Lunar Sequence, Towers Open Fire). Mais surtout, Judge SMITH s’est imposé dans le paysage marginal anglais en concevant des « songstories », qui ne sont pas exactement des albums-concepts, mais des formes d’histoires chantées et mises en musique, et pour lesquelles il a convié un grand nombre de musiciens, de chanteurs et chanteuses, voire des chorales.

Paru en 2000, Curly’s Airships est sa « songstory » la plus ambitieuse (double CD), dans laquelle on retrouve ses anciens comparses vandergraafiens Hugh BANTON, Peter HAMMILL et David JACKSON, mais aussi Arthur BROWN, John ELLIS, Paul ROBERTS, et plein d’autres participants. Il y a eu plus tard The Climber, entièrement interprété par un ensemble choral norvégien, puis Orfeas, une relecture du mythe d’Orphée joué par sept ensembles différents, et Requiem Mass, une messe latine pour les morts assez étonnante, réunissant une chorale de cinquante voix, plus celle d’un chanteur baryton, et une quinzaine de musiciens.

Bref, si l’œuvre de Judge SMITH n’est pas de celle qui correspond aux stricts canons stylistiques du rock progressif (dans lequel elle n’a jamais cherché à s’inscrire, pas plus que celle d’un Peter HAMMILL, par exemple), elle ne s’en distingue pas moins par son éclectisme, son originalité, sa démarche aventureuse, novatrice, tout en gardant le sens du divertissement. Judge SMITH a de plus développé une inspiration vocale et musicale assurément moins torturée que celle de VDGG, mais néanmoins singulière, avec des accents théâtraux et un regard souvent satirique.

La muse de Judge SMITH, aujourd’hui âgé de 74 ans, ne semble pas vouloir s’endormir, puisque voici que débarque un nouvel album – son dix-septième ! – aux allures de nouveau défi pour le chanteur et compositeur le plus décalé de la famille VDGG. Contre toute attente en effet, Judge a fait table rase de sa folie des grandeurs, des créations façon auberge espagnole et des arrangements emphatiques pour privilégier une approche toute en épure, en mode exclusivement voix-piano ! Au contraire de Peter HAMMILL, qui pratique cela depuis ses débuts, Judge SMITH n’avait pas encore tenté cette aventure !

Mais Judge n’étant pas nécessairement pianiste, il a préféré ne faire entendre ici que sa voix et faire appel au talent d’un vrai pianiste, en l’occurrence Robert PETTIGREW, qui a sévi longtemps dans le monde du théâtre à Edinburgh. C’est du reste au Traverse Theatre de la capitale écossaise que les deux hommes se sont rencontrés pour la première fois, alors que Judge travaillait sur la comédie The Kibbo Kift en 1976. Ils se sont remis à travailler ensemble en 2021, et c’est alors que Judge s’est décidé à enregistrer son premier disque en mode chant-piano, une formule qu’il a toujours beaucoup aimée, ayant été marqué par les travaux de plusieurs humoristes anglais, dont FLANDERS & SWANN.

The Trick of the Lock est vraiment l’œuvre d’un duo : Judge SMITH en a fourni les mots et la musique, et Robert PETTIGREW en a opéré les arrangements pour piano, tout en secondant Judge à la voix par moments. N’être accompagné que par un seul instrument a poussé Judge SMITH à façonner encore plus son travail vocal, davantage exposé dans le mixage et propulsé par les arrangements sophistiqués et dynamiques du piano et des chœurs de Robert PETTIGREW.

Il en résulte dix chansons joliment dépouillées mais non moins savamment troussées, avec des mélodies alambiquées et sinueuses, parfois serties de subtiles cassures rythmiques, mais restant accessibles avec des refrains accrocheurs aux textes cependant très fouillés cultivant le constat souriant, le regard satirique, le vaudeville narquois, la rime futée et affûtée ou la fantaisie critique.

Là où son ancien collègue vandeergraafien dénonce avec emphase les « bloody emperors » ou ironise en mode heavy rock sur les prodromes de la sénilité, Judge SMITH étrille avec élégance les faux prophètes (Cosmic Commodore) ou s’amuse avec une pincée d’exotisme mélodique de ne plus être conforme aux normes de consommation sociale (Best Before).

Qu’il ricane l’air de rien de ces « missionnaires » politiques qui font dériver les structures égalitaristes (Mission Creep) ou déplore en mode quelque peu funèbre les aléas de croissance de cette petite fleur nommée Démocratie (The Little Flower), qu’il ironise tendrement sur les petits arrangements que tout un chacun se croit obligé de faire avec l’existence (Skin in the Game) ou qu’il taloche aimablement les fonctionnements à deux vitesses de Dame Justice (Nothing to See Here), qu’il décline en grandes pompes littéraires les différentes figures du nom de Mercure (Mercury) ou qu’il s’en remette aux lendemains avec lesquels certains s’obstinent à nous faire peur (Another Day), Judge SMITH a ce don de jongler entre petites histoires individuelles, faits sociétaux, fissures nationales et métaphores philosophiques en masquant subrepticement le trouble sous le sourire.

Les non-anglophones seront bien avisés d’écouter ces « squelettes de chansons » en suivant les textes reproduits dans le livret, ils y découvriront une plume sagace et clairvoyante sous son vernis ludique et souriant. Plus que jamais avec The Trick of the Lock, Judge SMITH affine son statut d’attachant « chansonnier à l’anglaise ». Jamais il ne s’était livré en mode aussi sobre et acoustique. Avis à ceux qui étaient hermétiques à ses albums de « songstory » : celui-ci pourrait bien fournir la clé qui ouvre la serrure et déverrouille les esprits.

Stéphane Fougère

Site : www.judge-smith.com

Page : https://judgesmith1.bandcamp.com/album/the-trick-of-the-lock-2

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