Keith & Julie TIPPETT – Couple in Spirit : Sound on Stone
(Discus Music)
Il y a les couples mémorables sur scène ou à l’écran, mais qui ne peuvent pas s’entendre en coulisses. Et il y a les couples mémorables à la ville, dont l’entente dure tant qu’ils ne sont pas obligés de travailler ou de créer ensemble. Keith TIPPETT et Julie TIPPETTS ont eu le privilège, rare, de former un couple aussi uni à la ville que sur scène, et ce pendant cinquante ans. Mariés depuis 1970, la chanteuse et le pianiste avaient connu auparavant des parcours artistiques très différents ; elle était une chanteuse pop qui, sous le nom Julie DRISCOLL, a démarré dans STEAMPACKET puis a illuminé de sa voix soul le groupe Brian AUGER & THE TRINITY, lui était une étoile montante du jazz contemporain britannique avec son Keith TIPPETT GROUP. Leur rencontre a été instantanément guidée par une forme de connexion artistique qui, aux coups de projecteurs faciles et éphémères, leur a fait préférer une quête exigeante sur des sentiers sonores peu empruntés.
Sans doute la métamorphose artistique a-t-elle été plus radicale pour Madame TIPPETTS : si elle a réalisé au début des années 1970 des albums de chansons (1969, paru en 1971 et Sunset Glow en 1975), ceux-ci portaient déjà les marques d’une appétence prononcée pour un jazz libéré des formats pop et qui l’a poussée vers la voie plus radicale de l’improvisation vocale, notamment avec Maggie NICOLS. Et même si Julie a consenti à enregistrer un dernier album de chansons pop-soul avec Brian AUGER en 1978 (Encore), il n’était pas question pour elle de faire une marche arrière durable…
Quant à Monsieur TIPPETT, même s’il était déjà rompu à la grammaire du jazz libre, certains auraient bien voulu le voir évoluer sur des terres musicales plus palpables à tout être normalement constitué et poursuivre sa collaboration avec ce groupe pionnier du rock progressif naissant qu’il fréquentait à titre d’invité ; mais il lui a préféré des projets plus démesurés et œcuméniques, réunissant la fine fleur du rock et du jazz avant-gardistes d’alors dans CENTIPEDE (cinquante musiciens au total) et des aventuriers du free-jazz dans ARK (22 musiciens), Madame TIPPETTS l’accompagnant volontiers de son plein gré dans ses « folies des grandeurs » musicalement stimulantes mais financièrement peu viables. Qu’importe, Monsieur et Madame TIPPETT ont également opté pour des formats plus resserrés et des musiques plus intimistes, notamment avec la formation OVARY LODGE.
Et puis est venu le temps pour Julie et pour Keith du dialogue artistique sans témoins ni filets : ce fut Couple in Spirit, premier du nom et publié en 1988 (EG Records), dans lequel le duo se livre en studio à des improvisations vocales, pianistiques et percussives hors de toute temporalité horizontale et hors espaces protégés, n’hésitant pas à empiler les couches instrumentales avec un enregistrement multi-piste. Ce disque témoigne bel et bien d’une osmose entre deux êtres entièrement connectés et dévolus à l’expression libre, et ouvre sur des dimensions musicales dont la beauté surréelle continue à rayonner aujourd’hui encore.
Keith et Julie ont depuis continué à frayer sur leur sentier, soit ensemble, soit séparément, mais leur « couple en esprit » a perduré par le biais de performances live. Deux de ces performances ont du reste fait l’objet de publications en CD. Livrant chacun un set improvisé sans retouches ni montages, Couple in Spirit II : Live at the Stadtgarden, Cologne (1997, ASC), et Live at the Purcell Room (2010, Ogun) ont ainsi apporté de nouvelles preuves du renouvellement continu et spontané de l’inspiration de notre couple spirituel au fil des âges.
En 2018, l’idée d’ajouter une quatrième pierre à la saga discographique Couple in Spirit a été suggérée à Keith et à Julie par le fondateur du label anglais Discus Music, Martin ARCHER. Les TIPPETT(S) y furent favorables, mais plutôt que de publier un nouvel enregistrement live simplement puisé dans les tiroirs, ils avaient envie de faire revivre cette aventure avec un nouvel enregistrement en studio. Mais la part funeste du destin s’en est mêlée, et Keith a été cueilli par une crise cardiaque qui l’a laissé affaibli, puis son état s’est détérioré de plus bel en plein pendant la période de confinement, et le pianiste a finalement rendu l’âme en juin 2020. En dépit de la terrible épreuve qu’elle a endurée à cette époque, Julie TIPPETT est restée déterminée à travailler sur un quatrième Couple in Spirit.
Puisqu’il n’était plus possible que les deux artistes enregistrent ensemble en studio, une autre idée a germé dans l’esprit de Julie : trier parmi les nombreux enregistrements live de piano solo de Keith que le couple avait en sa possession, en sélectionner quelques séquences et ajouter par-dessus sa voix, ses textes et ses percussions grâce au procédé multi-piste et toujours en mode improvisation, comme cela avait été envisagé au départ. Le temps pour Martin ARCHER et Julie TIPPETTS d’achever les publications d’autres projets discographiques en cours (notamment leur double album Illusion, et une œuvre chorale inédite de Keith TIPPETT, The Monk Watches the Eagle), et c’est en 2022 que Julie a pu s’investir avec plus de disponibilité dans ce nouveau chapitre de Couple in Spirit, sous-titré Sound on Stone.
Il y a quelque chose de fascinant et d’intrigant tout à la fois dans la conception et dans l’existence même de cet album : on y entend deux artistes célébrer le nouveau chapitre d’une communion sonore et spirituelle sans qu’ils aient pour cette occasion véritablement joué ensemble !
En effet, les notes du piano et les occasionnelles interventions percussives et vocales de Keith TIPPETT proviennent de performances live plus ou moins lointaines. Certaines datent de 1995 ou 1996, d’autres de 1991, et d’autres encore remontent à 1979, alors que Keith effectuait une tournée soliste aux Pays-Bas. (Les captations de ces performances ont du reste fourni la matière de son premier double album solo, The Unlonely Raindancer, réédité en CD par Discus Music en 2019. Mais ce qu’on entend dans Sound in Stone n’est pas une copie de cet album, mais bien des séquences inédites.) En revanche, les interventions vocales et musicales de Julie TIPPETTS ne proviennent pas de ces concerts et ont été enregistrées plus de quarante ans après. La chanteuse s’est inspirée de ce qu’elle a entendu sur les bandes des enregistrements de Keith pour écrire ses chansons et développer son propre jeu à la voix, à la cithare, aux boîtes à musique et autres percussions.
En somme, dans ce disque, le pianiste a joué et improvisé « live » sans avoir à se soucier d’être à l’écoute de sa partenaire puisqu’elle ne jouait pas avec lui à ces moments-là ; tandis que la chanteuse-vocaliste a joué et improvisé à distance, tant spatiale que temporelle, tout en utilisant les moyens techniques du studio, superposant en plusieurs occasions ses pistes de voix et de percussions. Il n’y a donc pas eu d’écoute mutuelle, juste une écoute unilatérale (de la part de la chanteuse).
Et pourtant, lorsque l’on écoute ce disque, on est frappés par la synergie à l’œuvre dans les huit pièces qu’il contient. Il n’ y a pas de sensation de collage ou de manipulation, juste une impression de communion artistique profonde par-delà le temps. C’est comme si les mots et les notes de Julie avaient toujours été destinées à servir de miroir à ces cascades de cordes et ces pluies de notes créées par Keith.
La preuve en est d’autant plus faite qu’à l’époque où Keith était encore en vie, il avait émis le souhait qu’une certaine chanson figure dans cet album. Cette chanson, c’est celle écrite par Marilyn et Alan BERGMAN et mise en musique par Michel LEGRAND pour le film de Norman JEWISON, l’Affaire Thomas Crown (1968), et notamment reprise par rien moins que Dusty SPRINGFIELD, The Windmills of your Mind (Les Moulins de mon cœur). Or, Keith TIPPETT n’a jamais joué la moindre référence à cette chanson. Il a donc fallu que Julie trouve dans les bandes de concerts de son mari une improvisation idoine sur laquelle elle pouvait poser les mots de cette chanson à sa façon, c’est-à-dire en s’en servant comme tremplin pour des envolées improvisées. Et on est là encore bluffés par le résultat, tant la combinaison fonctionne et s’écoute comme s’il s’agissait d’une captation live du duo que celui-ci aurait ensuite retravaillée en studio pour y superposer d’autres pistes de voix.
Le constat est le même pour la seule pièce entièrement improvisée du disque et qui n’inclut aucun mot, Julie utilisant sa voix comme un instrument, ou entrelaçant ses percussions à celles de Keith : on jurerait qu’il s’agit vraiment d’une captation dans le vif de l’instant !
En d’autres termes, on peut écouter cet album comme s’il avait été conçu par le duo main dans la main, et sans se douter que la collaboration entre Monsieur et Madame est en partie post-mortem. Et de fait, jamais l’expression qui a servi à désigner les performances du duo TIPPETT(S), « Couple in Spirit », couple en esprit, n’a été plus appropriée pour qualifier ce qui se donne à écouter dans ce disque. Keith aurait sûrement adoré la façon dont Julie a métamorphosé ces anciens enregistrements de concerts solistes en dialogues illuminés et illuminants. Quand le son résonne dans la pierre, la terre est arrosée de mille pluies régénérantes…
Stéphane Fougère
Label : www.discus-music.co.uk
Page : https://discusmusic.bandcamp.com/album/sound-on-stone-143cd-2023
PS : En hommage à Keith TIPPETT, de nombreux musiciens de la scène du jazz contemporain ont participé à une soirée de concerts – six au total – à Bristol (salle St-Georges) le 2 octobre 2021. Un DVD paru récemment sur le label Pig Records, titré A Celebration of Keith Tippett, rend compte de cet événement auquel ont participé :
* Matthew Bourne & Glen Leach,
* Julie Tippetts & Maggie Nichols,
* From Granite to Wind Septet (Kevin Figes, Ben Waghorn, James Gardiner-Bateman, Jake McMurchie auw saxophones, Al Swainger à la contrebasse, Tony Orrell à la batterie, Jim Blomfield au piano),
* Double Dreamtime (Harrison Smith et Paul Dunmall aux saxophones, Jim Dvorak et Kevin Davey aux trompettes, Alan Tomlinson et Richard Foote aux trombones, Jim Le Baigue et Mark Sanders aux batteries, Roberto Bellatalla et Paul Rogers aux contrebasses),
* Paul Dunmall Quartet (Paul Dunmall aux saxophones, Paul Rogers à la contrebasse, Liam Noble au piano, Mark Sanders à la batterie),
* The Keith Tippett Celebration Orchestra (Gethin Liddington, Pete Judge, Andy Hague, Jim Dvorak, et Kevin Davey aux trompettes, Kevin Figes, Ben Waghorn, Jake McMurchie, James Gardiner-Bateman et Mark Langford aux saxophones, Alan Tomlinson, Richard Foote, Gareth Roberts, Justin Pavey aux trombones, Jim Blomfield au piano, Al Swainger à la contrebasse, Tony Orrell et Miles Levin aux batteries).
Les six concerts de A Celebration of Keith Tippett totalisent ainsi 266 minutes. On peut se procurer ce DVD ici :
https://pigrecords.bandcamp.com/album/a-celebration-of-keith-tippett
ou là (version numérique uniquement) :
https://discusmusic.bandcamp.com/album/a-celebration-of-keith-tippett