Keith TIPPETT – The Monk Watches the Eagle
(Discus Music)
Tout au long de sa carrière, le regretté compositeur, improvisateur et pianiste anglais Keith TIPPETT, qui nous a quittés durant l’été 2020, s’est investi dans une pléthore de créations et de rencontres musicales aux confins du jazz-rock, du free jazz, de la musique improvisée et de la musique contemporaine, des projets piano solo aux formations gargantuesques. Alors que l’on pensait avoir fait tout le tour de ses talents, Keith TIPPETT révèle un autre aspect de sa débordante créativité dans cette archive live inédite. Vous vous attendiez à une nouvel enregistrement de performance soliste au piano préparé ? À une nouvelle rencontre improvisée avec une autre ponte du genre ? À une saga musicale animée par un big band aux dimensions « centipédiques » ? C’est bien autre chose qui vous attend dans ce disque crédité à Keith TIPPETT, mais dans lequel celui-ci ne joue pas une seule note de piano ! À vrai dire, il ne joue même de rien du tout ! Il compose et dirige, point. Et de quoi s’agit-il au juste ? D’une cantate, my lords and ladies.
S’inscrivant dans la tradition de la musique chorale polyphonique anglaise, The Monk Watches the Eagle est interprétée par une grande chorale (les BBC SINGERS), deux quartettes de saxophones (l’APOLLO SAXOPHONE QUARTET et un autre ensemble de saxophonistes solistes improvisateurs) et une voix soliste improvisatrice (Madame Julie TIPPETTS en personne, on s’en serait douté !).
Cette pièce a été commandée par le Norwich and Norfolk Festival à Keith TIPPETT en 2004 et n’a été jouée sur scène qu’une seule et unique fois, le 14 mai de la même année dans la cathédrale de Norwich. Cette création éphémère serait tombée dans l’oubli si la BBC Radio 3 ne l’avait par chance enregistrée et diffusée sur ses ondes. En collaboration avec la BBC, le label anglais Discus Music – qui avait déjà publié une autre création de Keith TIPPETT, The Nine Dances of Patrick O’Gonogon et avait réédité son premier double album piano solo, The Unlonely Raindancer) – exhume et publie en CD cette pièce d’une quarantaine de minutes découpée en sept sections mais qui s’écoute d’un seul tenant.
Car cette pièce raconte une histoire, peut-être pas linéaire mais portée par un texte écrit par Julie TIPPETTS relatant les dernières pensées et réflexions d’un moine dans les dernières heures de sa vie. L’activité mentale de cet homme d’église moribond le fait passer par plusieurs strates émotionnelles (l’interrogation angoissée, le fatalisme malaisé, la complainte élégiaque, l’ultime souffle extatique) que les voix et les vents se chargent de traduire à travers un idiome musical combinant musique ancienne, voire sacrée et musique contemporaine avant-gardiste.
Compte tenu du contexte et de la forme adoptée, le chœur des BBC SINGERS est quasiment omniprésent et fait montre d’une belle souplesse à jongler entre les codes de la musique médiévale et ceux de la musique vocale contemporaine aux accents « ligetiens » ou « pendereckiens ». Le chœur porte le texte, en ausculte et en projette les implications dramatiques dans des mouvements vocaux audacieux, ponctués par les diverses interventions solistes vocales (celles de Julie TIPPETTS et du ténor John BOWLEY) et saxophoniques (Ben WAGHORN, Chris BISCOE, Kevin FIGES et Paul DUNMALL) qui en extrapolent les résonances.
Chaque section dévoile des combinaisons voix-vents différentes, et des confluences stylistiques qui effacent gaillardement les frontières entre tradition et innovation. Ainsi, si l’on ne s’étonne pas d’entendre dans une cathédrale un son d’orgue en soutien du chœur dans différents passages, on s’intriguera cependant de savoir comment ce son est produit dès lors qu’aucun organiste n’est crédité ! Il faut se rendre à l’évidence, cette texture d’orgue est produite en fait par un quartette de saxophones (l’APOLLO SAXOPHONE QUARTET selon toute vraisemblance) !
La section 4 – la plus imposante – est vraiment l’épicentre de la pièce et réserve de forts beaux moments de grâce : l’introduction au piano à pouces (mbira) de Julie TIPPETTS, les phrasés solennels du quartette saxophonique, les mouvements harmoniques ascendants des BBC SINGERS, rappelant ceux des compositions de David HYKES et de son HARMONIC CHOIR, le solo vocal élégiaque de Julie TIPPETTS, portée par la résonance orgastique des saxophones, le sax baryton de Chris BISCOE traçant discrètement mais sûrement son chemin entre les volutes en legato du chœur…
Les autres sections offrent d’autres instants savoureux : Julie TIPPETTS répondant au chœur avec un solo aux inflexions blues jazzy dans la section 2, soutenue par le classieux saxophone ténor de Ben WAGHORN ; les envolées ardentes du ténor John BOWLEY dans la même section ; ces intrusives spirales de saxophones de la section 3 auxquelles le chœur réagit avec véhémence ; ces pulsations saxophonistiques primesautières sur lesquelles danse l’alto de Kevin FIGES dans la section 5, bientôt rejoint par les autres saxophones ; cette progression chaotique accentuée par les contorsions stridentes du soprano sax de Paul DUNMALL dans la section 6, agitée à l’extrême… et l’ultime section, dans laquelle la chorale reprend la main en mode monodique, distillant une atmosphère liturgique façon plain-chant pour évoquer le dernier sursaut de lumière du moine…
The Monk Watches the Eagle s’écoute comme une suite de tableaux musicaux rendant compte de visions chavirant entre ombre et lumière, et transmutant mélancolie, anxiété, souffrance et résilience en une célébration onirique, une incantation magique traversant les dimensions.
On n’en attendait pas moins de Keith TIPPETT, connu pour secouer les codes stylistiques et qui transcende ici le genre cantate avec une inspiration encore une fois brillante et éloquente. Dédiée à son père, cette pièce fait état d’une profondeur spirituelle que ses interprètes véhiculent avec une force et une conviction expressives qui ont manifestement secoué l’auditoire, à en juger par les généreuses salves d’applaudissements à la fin.
The Monk Watches the Eagle n’est pas seulement un document intéressant, c’est un moment d’exception.
Stéphane Fougère
Page : https://discusmusic.bandcamp.com/album/the-monk-watches-the-eagle-102cd