KHÖÖMEI BEAT – Changys Baglaash
(ARC Music)
L’expansion du marché de la « world music » à la fin des années 1980 et au début des années 1990 a permis de faire découvrir à un public pas forcément initié des expressions musicales ancrées dans des pratiques millénaires qui ont survécu aux oppressions politiques. Ce fut notamment le cas pour le chant de gorge, dit aussi chant diphonique, ou « Khöömei » (prononcez « heur-mi »), pratiqué dans ces contrées de Haute-Asie sibérienne que sont l’Altaï (d’où il serait originaire), la République de Touva, la Khakassie, la Bachkirie, ainsi qu’en Mongolie et bien sûr dans les monastères tibétains. Lié à la vie des nomades des steppes, le khöömei passe pour imiter les sons de la nature comme ceux d’instruments traditionnels ; il est fondé sur un son fondamental, dit bourdon, produit par le larynx, sur lequel des harmoniques viennent s’ajouter en formant une mélodie, à deux voix (voire trois) grâce à un placement des lèvres ou de la langue. Au fond, c’est comme pratiquer un chant polyphonique avec un seul organe vocal.
L’expansion du khöömei en tant que mode d’expression artistique (ce qu’il n’était pas à la base) s’est produit à l’époque de l’effondrement du bloc soviétique, qui n’en encourageait guère la pratique ni la diffusion car non conforme à l’idéal communiste. Cela dit, des concerts de chanteurs de khöömei s’étaient déjà répandus dans les années 1960 en Mongolie, mais son essor a été de pair avec l’ouverture culturelle et la liberté d’expression qui se sont développées dans les années 1990.
C’est aussi à cette époque que nombre d’Occidentaux ont fait connaissance avec cette pratique vocale, qu’ils ont déployé dans des buts artistiques ou même thérapeutiques. Cette découverte s’est faite notamment grâce aux tournées internationales effectuées par des groupes comme le TUVA ENSEMBLE, HUUN-HUUR-TU ou encore YAT-KHA et la chanteuse improvisatrice Sainkho NAMTCHYLAK, qui ont exporté le khöömei dans d’autres champs musicaux, suivis par plusieurs artistes occidentaux. Puis peu à peu cet essor s’est tari, pratiquement en même temps que la world music a épuisé les curiosités d’auditeurs en mal d’exotisme.
Cela faisait donc au moins une bonne décennie que l’Occident n’avait plus trop de nouvelles de la scène musicale de Touva. Et voilà que le label anglais ARC Music nous déniche un groupe dont on n’avait pas encore entendu parler, KHÖÖMEI BEAT. Et pour cause, il s’agit d’un tout jeune groupe créé en 2017 et qui réalise ici son premier album. Les membres se sont rencontrés lors d’un concours local. Le « khöömeizhi » (chanteur de gorge) Aikhan OORZHAK cherchait des musiciens ; et des musiciens cherchait un chanteur… KHÖÖMEI BEAT est né de cette association, comme par enchantement !
En bons héritiers de la culture traditionnelle touvaine, les membres de KHÖÖMEI BEAT pratiquent divers instruments acoustiques, auxquels ils ajoutent toutefois des instruments moins typiques et plus contemporains. Ainsi, Aikhan OORZHAK et Kan-Khüler SAAYA se partagent les voix principales ; le premier joue du doshpuluur et du igil (instruments à deux cordes) et le scond joue du byzaanchi (sorte de vièle), du chadagan (cithare à cordes pincées) et du shyngyraash (ensemble de deux boules métalliques). Mais Aldyn SEDIL jour pour sa part du violoncelle, Shoraan OCHUR propulse le tout avec sa guitare basse (quand il ne joue pas de la flûte shoor) et Bailak MONGUSH s’affaire avec netteté et précision à la batterie, au sampler multi-pad et au tambour kengirge. (Précisons qu’elle est surnommée à Touva la « First Lady of the Drums » !)
C’est donc un son hybride que délivre KHÖÖMEI BEAT dans sa première livrée discographique, Changys Baglaash, à la fois profondément enraciné dans la tradition touvaine et révélateur d’une volonté de refléter un champs sonore ouvert à l’électricité et à l’électronique, sans toutefois en abuser. Quand il n’adapte pas des thèmes traditionnels (Chaldyg-Khaya, Khemchiim), KHÖÖMEI BEAT joue des compositions qui puisent aux sources du folk touvain, et en déploie l’écho au-delà des codes du genre.
Les textes des chansons rendent hommage à cette culture ancestrale de Touva : Khemchiim évoque la seconde plus grande rivière de Touva, la Khemchik ; Kara-Daglar rappelle l’importance du personnage de la Mère ; Chovulannyg Kizhi Tolu aborde la condition humaine d’un point de vue bouddhiste, et le khöömei est bien sûr honoré dans Salgal Damchaan Khoomeiym et dans Dembildey. Et tant qu’à faire, Aikhan OORZHAK déploie l’étendue de ses capacités diphoniques dans un chant soliste (Traditional Tuvan khöömei) qui exploite les cinq principales techniques de chant de gorge, un bel exploit en vérité !
D’autres chansons peignent le portrait de certains personnages (une fille inapprochable dans Chaldyg-Khaya, un chauffeur dans Kochegar, un cavalier et son cheval dans Dorug-Daiym…), et le disque s’achève sur une pièce en forme de marche martiale et épique qui traite précisément du « changys baglaash » éponyme, à savoir un poteau d’attache, symbole sacré de la famille et de l’énergie masculine. Un changys baglaash est du reste représenté sur l’impressionnante photo de couverture de ce superbe digipack, qui contient un non moins remarquable livret contenant des photos du groupe, des photos de paysages en noir et blanc stylisé, et les textes des chansons traduits en anglais.
Sans forcément révolutionner la scène artistique sibérienne, KHÖÖMEI BEAT s’applique à marcher dans les pas de groupes comme YAT-KHA et HANGGAI et démontre avec Changys Baglaash une belle maîtrise de son propos en plus de révéler une énergie stimulante. Il a en tout cas tous les atouts pour séduire un public plus large que celui des initiés au chant de gorge, sans démériter non plus auprès de ceux-là. Souhaitons-lui de faire souffler le vent les steppes touvaines encore pour de longues années…
Stéphane Fougère
Site : https://khoomeibeat.bandcamp.com
Page label : www.arcmusic.co.uk/