KING CRIMSON – Live in Chicago (DGM/ Panegyric) /
Live in Vienna (DGM / Panegyric)
Abondance de biens ne nuit pas, tel semble être le credo de DGM, la firme discographique de Robert FRIPP qui, chaque année depuis la réactivation de KING CRIMSON en 2014, arrose le marché d’au moins une compilation de bric et de broc servant de bande-annonce (The Elements), une réédition remixée d’un album classique dans un coffret comprenant 20 à 30 CD d’archives (démos, répétitions, concerts…), et un ou deux albums live de l’actuelle incarnation crimsonienne, prioritairement conçue pour jouer son leg musical sur scène.
Certains de ces disques live sont présentés comme des nouveautés dans le corpus discographique officiel du groupe et sont destinées à un large public, tandis que d’autres sont intégrés au KING CRIMSON Collector’s Club, spécialisé dans la publication de disques « pirates officiels » et archives live inédites de toutes époques confondues, mais davantage réservées aux die-hard fans du fait de la qualité sonore parfois limitée. Mais la frontière est devenue poreuse entre les deux catégories, notamment depuis que certaines publications du Collector’s Club sont vendues chez plein de disquaires en ligne ET distribuées dans les magasins de disques comme n’importe quel autre disque de KING CRIMSON.
Depuis la rentrée 2017, deux autres albums live sont donc parus : Live in Vienna (December 1, 2016) et Live in Chicago (28 June 2017). Sept mois seulement séparent les deux concerts, et il en est de même de leur parution en CD. DGM est du genre à battre le fer quand il n’a pas encore eu le temps de trop refroidir… Vu que KING CRIMSON ne joue jamais exactement le même répertoire tous les soirs et ajoute de nouvelles pièces (récentes ou anciennes, provenant de ses différentes incarnations) à ses set-lists à chaque nouvelle tournée, chaque album live peut présenter un contenu sensiblement différent de l’autre, sans parler des variations dans l’interprétation des classiques récurrents ; c’est bon pour le commerce, ça, Coco…
DGM avait au début prévu de sortir Live in Vienna à l’automne 2017 en tant que nouvel album de KING CRIMSON, puis s’est ravisé au dernier moment et l’a reporté au printemps 2018, préférant publier à la place le Live in Chicago dans le Collector’s Club, enregistré à peine trois mois avant sa sortie ! Ce concert a manifestement été ressenti comme un moment exceptionnel par les musiciens, et il a été décidé que celui-ci devait griller la politesse au concert de Vienne. Ce faisant, DGM s’est tiré une balle dans le pied et ne s’est pas loupé !
Car comme on l’a dit, l’intérêt d’un nouvel album live est de proposer des nouveautés dans le répertoire. Et à ce petit jeu, le Live in Chicago satisfait davantage les espérances que le Live in Vienna. Et pour cause, parce que son enregistrement est plus récent et que le groupe, pour la tournée 2017, avait encore renouvelé son répertoire par rapport à la tournée 2016 et offrait encore plus de « nouveautés ».
Même s’il ne s’agit pas d’un enregistrement multi-pistes, le Live in Chicago bénéficie d’une fort belle prise de console, le groupe y joue avec une énergie redoutable et un perfectionnisme rarement pris en défaut, et sans montrer le moindre signe de fatigue même au bout de deux heures trente de concert ! Pour ne rien gâcher, Bill RIEFLIN, qui avait pris une année sabbatique et était donc absent de la tournée 2016, a réintégré le groupe, cette fois plus en tant que claviériste, son poste de batteur ayant été attribué à Jeremy STACEY en 2016. Et comme le groupe n’avait le cœur de se séparer de lui après ses bons et loyaux services, il l’a gardé tout en réintégrant RIEFLIN. De septet, KING CRIMSON est donc devenu un octet, ce qui lui ouvre de nouvelles perspectives. Il peut ainsi retravailler son répertoire, repenser les arrangements, voire improviser (mais on a bien compris que cette formation n’y était pas très disposée…).
Surtout, la set-list de Chicago contient non seulement toutes les « nouvelles-anciennes » pièces déjà jouées à Vienne l’année précédente (Cirkus, Indiscipline, Heroes), mais aussi d’autres morceaux nouvellement intégrés au répertoire de la tournée 2017 : citons Neurotica (autre pièce des années « disciplinées »), Islands, très peu jouée à l’époque de la parution de l’album du même nom, Fallen Angel – jamais jouée par KING CRIMSON auparavant -, The Errors (composition inédite qui n’est pas loin de bien porter son titre…) et, cerise sur le gâteau, un plus grand extrait de la suite Lizard, à savoir la pièce The Battle of Glass Tears, jouée cette fois en entier (seule la première partie – Dawn Song – avait été jouée dans la tournée précédente mais passée quasi inaperçue… Il faut entendre l’abyssal « blanc » de quelques secondes qui suit son interprétation dans le Live in Vienna pour réaliser que le public ne l’a apparemment pas reconnue… ou attendait la suite !). Faut-il rappeler que la suite Lizard n’avait jamais été jouée auparavant par KING CRIMSON ? En le ressuscitant pour la scène – même incomplètement – il nous a fait en vérité un beau cadeau !
De fait, l’arrivée retardée du Live in Vienna sur le marché a fait l’effet d’un pétard mouillé, car son contenu n’offre rien – ou presque, nous allons y revenir – qui ne soit pas déjà disponible sur le Live in Chicago ou sur les précédents albums live. Il s’agit pourtant du premier (et du seul, en fait) album live provenant de la tournée européenne de 2016 de KING CRIMSON.
Mais s’agissant de l’enregistrement intégral d’un concert précisément daté et non d’une sélection des « meilleurs moments de la tournée », Live in Vienna ne peut guère se prévaloir d’avoir le même caractère de complétion pour la tournée 2016 que Radical Action to Unseat the Hold of Monkey Mind avait pour la tournée 2015, et ce pour la simple raison que tous les morceaux du répertoire n’ont pas été joués ce soir-là. Quand on sait que le groupe a donné deux concerts à Vienne, l’autre ayant eu lieu la veille de celui gravé et présentant une set-list un tant soi peu différente, DGM aurait très bien pu concevoir son Live in Vienna avec des sélections des deux concerts, ce qui aurait fourni un répertoire plus complet.
Mais même si ça avait été le cas, Live in Vienna aurait présenté des lacunes, car certaines pièces prévues pour être intégrées aux set-lists de cette tournée ont fait long feu entre le début et la fin de celle-ci ! Et au moment où le groupe s’est retrouvé à Vienne (juste avant les trois dates de clôture à Paris), il avait déjà abandonné certaines d’entre elles, sans doute parce qu’elles ne fonctionnaient pas aussi bien que ça.
Cela n’empêche pas ce Live in Vienna d’avoir des atouts imparables sur les plans tant esthétique, technique qu’artistique : la qualité de sa prise de son est impeccable, car mitonnée aux petits oignons à partir d’un enregistrement multi-pistes qui permet d’entendre chaque musicien avec un relief sonore assez ahurissant. Les acrobaties poly-rythmiques des trois batteurs (Pat MASTELOTTO, Gavin HARRISON, Jeremy STACEY), les sons de guitares de Robert FRIPP et de Jakko JAKSZYK, les vents de Mel COLLINS, les basses et Chapman Stick ronds et solides de Tony LEVIN y brillent de mille feux… c’est de la belle ouvrage en vérité !
Et bien entendu, les interprétations valent leur pesant d’or : Pictures of a City est puissant, Cirkus est impeccable, The Letters est toujours aussi subjuguant, Level 5 est dévastateur, Epitaph est bien plus convaincant qu’auparavant, et Indiscipline est un écrin idéal pour les trois batteurs, mais les paroles chantonnées par Jakko JAKSZYK (au lieu d’être parlées comme le faisait Adrian BELEW) ne convaincront pas tout le monde. Mais au moins il n’a pas cherché à imiter platement son prédécesseur…
Cependant, il est indéniable que la sortie du Live in Chicago a littéralement coiffé au poteau celle du Live in Vienna et a amoindri l’impact que celui-ci aurait pu avoir s’il était sorti avant. Le label DGM a dû être parfaitement conscient du fait, car il a cherché une parade pour rendre Live in Vienna plus attractif et indispensable. Le concert de Vienne pouvait tenir sur un double CD (comme celui de Chicago), mais le label lui a ajouté un troisième CD bonus. Et le plus fort, c’est qu’il existe en fait deux versions de Live in Vienna, chacune comprenant un CD bonus au contenu différent ! (Prenez un aspirine, ça ira mieux…)
En effet, Live in Vienna est d’abord paru sur le marché japonais dès l’automne 2017, avec un troisième CD bonus comprenant des morceaux live de la tournée au Japon en 2015 qui complètent astucieusement la set-list de Vienne, à savoir Lark’s Tongues in Aspic Part. One, One More Red Nightmare, Radical Action… 1, A Scarcity of Miracles, The Talking Drum, enchaîné pour une fois (mais artificiellement bien sûr) à 21st Century Schizoid Man…
On a même droit à une introduction radiophonique par une speakerine japonaise, au jubilatoire message d’avertissement de Robert FRIPP (« no photos, please ! ») ainsi qu’à un Soundscape de celui-ci. Ce CD bonus offre même un « bonus track » (!), qui n’est autre que la version d’Islands du Live in Chicago, à seule fin d’allécher le chaland. Ainsi le Live in Vienna devient-il dans sa version japonaise une sorte de frère jumeau mis à jour du coffret Radical Action to Unseat the Hold of Monkey Mind. Il n’offre rien de très inédit, mais constitue une juteuse pièce de collection pour les porte-monnaies opulents.
Le CD bonus de la version européenne du Live in Vienna présente pour sa part des pièces supplémentaires provenant de la tournée 2016. Et parce qu’il fallait frapper fort et pousser les consommateurs à se précipiter sur ce nouveau disque live, DGM a choisi de compléter le concert à Vienne avec une pièce tirée d’un autre concert, à Copenhague, et il s’agit rien moins que de… (roulement de tambours…) Fracture !
Cette composition emblématique de la période 1972-74 a en effet été très peu jouée sur la tournée (du fait de sa difficulté ?), et son inclusion ici constitue un sérieux argument de vente pour tout fan qui se respecte, car on ne la trouve évidemment pas sur les autres albums live de l’actuelle incarnation du Roi Cramoisi.
L’ennui, c’est que le label a cru bon de la glisser inexplicablement entre les deux rappels du concert de Vienne, soit entre Heroes et 21st Century Schizoid Man, brisant ainsi le flux « audio-vérité » du concert ! Le morceau paraît posé là, sans raison apparente. Dans la version japonaise du coffret, les deux rappels précités figurent à la fin du second CD, et sur la version européenne, ils ont été déplacés sur le CD bonus pour être séparés par Fracture ! Quant on sait que Fracture n’a de plus jamais été joué en rappel (plutôt dans la première moitié des concerts), on se demande vraiment ce qui s’est passé dans les têtes de DGM !
Certes, cette version de Fracture est convenable, mais n’égale pas en puissance et en dynamisme celles de 1973-74 ; sa surcharge en couches instrumentales ralentit sa progression, un poil laborieuse, au point que l’emballement final paraît précipité et pas toujours bien contrôlé. On chipote peut-être, mais en tout cas il serait dommage de croire que ce bonus constitue le point fort de Live in Vienna.
On a failli oublier de dire que d’autres bonus complètent le troisième CD de la version européenne : il s’agit de trois pièces de soundscapes que Robert FRIPP (en réalité des montages de différents soundscapes, à la manière de THRaKaTTaK) jouait en introduction des concerts, occasionnellement accompagné par la flûte de Mel COLLINS et la basse de Tony LEVIN. Là encore, aucun autre live récent ne présente ces soundscapes, aussi est-ce une bonne idée d’avoir cherché à en inclure ici, mais on peut gager que leur présence ne constituera pas un argument de vente pour la majorité des fans de KING CRIMSON. Du reste, ils donnent franchement l’impression de faire du remplissage.
Et quoi qu’il en soit, même avec Fracture et les Soundscapes, Live in Vienna reste incomplet dans son intention de documenter l’intégralité du répertoire de la tournée 2016 puisqu’il y manque une version d’Exiles (de l’album Lark’s Tongues in Aspic), joué sporadiquement en début de tournée, et depuis lâchement abandonné sur le bord de l’autoroute.
Quoi qu’il en soit, Live in Vienna n’est pas la pièce définitive de l’actuel CRIMSON et, au regard de tout ce qui l’a précédé et le suivra, n’est rien moins qu’anecdotique. Et même le Live in Chicago est appelé à le rejoindre dans les fonds de tiroir (s’il vous en reste !), puisque DGM a déjà annoncé pour l’automne 2018 la parution d’un coffret 3 CD + Blu-Ray Vidéo qui contiendra tous les morceaux de la tournée 2017. Abondance de biens ne nuit pas ? Il va quand même falloir que KING CRIMSON, DGM et ses suiveurs commencent à reconsidérer sérieusement la question…
Stéphane Fougère
Label : www.dgmlive.com