KODAX STROPHES/Martyn BATES – Christ in the House of Martha & Mary // TWELVE THOUSAND DAYS – They Have all Gone into the World of Light

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KODAX STROPHES/Martyn BATES – Christ in the House of Martha & Mary
(Hive-Ark)
TWELVE THOUSAND DAYS – They Have all Gone into the World of Light
(Final Muzik)

Depuis 2019, date de la sortie de l’album Ink Horn/One Star, EYELESS IN GAZA a été mis en sommeil par Martyn BATES qui a décidé de se consacrer à deux projets parallèles plutôt différents de nature et de structure mais à y bien regarder certainement complémentaires.

D’une part, TWELVE THOUSAND DAYS, créé pourtant dès 2000 avec In the Garden of Wild Stars et fort de huit albums, mais revivifié en 2018 avec l’album Insect Silence et la parution régulière de cinq albums sur le fidèle label italien Final Muzik, duo en collaboration avec Alan TRENCH aux manettes et parfois au chant ; et d’autre part KODAX STROPHES, projet dont les origines, d’après Martyn BATES sembleraient remonter aux tout débuts d’EYELESS IN GAZA et à ses expérimentations au sein d’une formation proto punk nommée MIGRAINE INDUCERS en 1979.

Pour ce second projet quatre albums se sont succédé, le premier chez Klanggalerie, It Doesn’t Matter Where it’ Solstice When You’re in the Room en 2020 et le suivant en 2021, Post War Baby, qui entame la suite de la collection (Summer, Cat’s Cradle en 2022 et Christ in the House of Martha & Mary sorti en août 2024) chez Hive-Arc, donc chez Martyn BATES lui-même.

Pour Christ in the House of Martha & Mary, Martyn BATES est seul aux commandes du projet, faisant tous les arrangements, jouant de tous les instruments et manipulant les collages pour des morceaux créés pour des films imaginaires, mais qui n’ont pas forcément vocation à accompagner des images ni à être réalisés visuellement, même si des clips de certains morceaux (fabriqués par Elizabeth S., compagne du chanteur) font rêver à des fantômes de cinéma saturés et tremblants, sorte de réappropriation du matériel digital en mélangeant les technologies modernes et vieillottes. D’ailleurs EYELESS IN GAZA a toujours fait l’écart entre les morceaux plus classiques de son répertoire (aux chants) et les morceaux plus aventureux, cherchant à mêler les bouts d’essais récupérés de séances d’enregistrement ou d’improvisations et des « field recordings ».

Martyn BATES dans une interview récente déclare : « je suis à jamais condamné à exister dans le monde crépusculaire de ma création », et tout indique que ce crépuscule va durer encore bien longtemps pour notre plus grand plaisir.

Ce quatrième album de KODAX STROPHES est parcouru par « d’intenses perplexités d’excitations électromagnétiques » comme l’indique également Martyn BATES : collages, remixes, juxtapositions, utilisation du studio comme instrument à part entière, le déroulé des morceaux, avec une reprise d’un morceau du premier album (Skulls), le foisonnement des sons, comme si Martyn BATES en était détenteur depuis qu’il les avait retrouvés (ou empruntés) d’étoiles lointaines dont les lumières nous parviennent seulement maintenant car elle sont éteintes depuis bien longtemps et lui seul le sait. Ces sons abstraits et chuchotés qui seraient tout ce qu’il reste du flamboiement de l’univers et qu’il serait l’un des derniers à attraper et à laisser filer entre ses doigts. Pale Hands I Loved So Well paru sur le label norvégien Uniton était déjà en 1982 un premier essai transformé de ce genre de promenade musicale.

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Le nouvel album de TWELVE THOUSAND DAYS, They Have all Gone into the World of Light, suit de près d’un an le magnifique The Boatman on the Downs et semble de la même veine avec en ouverture The Werewolf, de Michael HURLEY, chantée un peu en avant par Alan TRENCH en introduction aux rêveries de Martyn BATES qui intercalent les chansons traditionnelles ainsi qu’une reprise inattendue de Marc BOLAN, livrée par Martyn BATES a capella, emplie d’échos et de clochettes : Evenings of Damask, paru en 1969 sur l’album Unicorn de T. REX.

Tout est empli de mellotrons, de la bass station de TRENCH, d’orgue et de quelques percussions. L’album est inspiré d’élégies du poète gallois métaphysique du XVIIe siècle Henry VAUGHAN (notamment le titre de l’album), d’ornements de William BLAKE et la pochette est un haut d’une toile de Jan MANKES, peintre impressionniste animalier et un peu schizophrène hollandais du début du XXe siècle (intitulée The Old Goat). Tout cela en fait un album un peu crépusculaire, à l’arsenal instrumental riche et enlevé, obsédant et élégiaque, une belle suite au précédent et comme une complétude au travail fervent des deux amis musiciens.

Pour cette magnifique occasion et cette fin provisoire d’un cycle (souhaitons que tout cela continue encore et encore) quoi de plus nécessaire et indispensable que de donner doublement la parole à Martyn BATES (interview par mail) et de lui demander où il en est de sa vie artistique (texte de l’auteur) après plus de quarante ans de splendide carrière.

Questions à Martyn BATES (août 2024)

Depuis plusieurs années, EYELESS IN GAZA semble avoir été mis entre parenthèses au profit de deux projets parallèles associés au seul nom de Martyn BATES (en duo avec TWELVE THOUSAND DAYS et en solo avec KODAX STROPHES), tous deux sortant de nouveaux albums en août 2024. Pourrais-tu nous en dire plus (et d’ailleurs ce que signifie ce mot « Kodax ») ?

Martyn BATES : Qui connaît EYELESS ? J’essaie de ne pas y penser (si ça arrive, ça arrive…). Vraiment, même si j’aime toutes les autres choses que je fais ces jours-ci, mon principal « truc » en ce moment reste KODAX STROPHES – parce que, j’ai l’impression que c’est quelque chose de tout à fait personnel.

* Les deux albums sortent en même temps – c’est juste un timing malheureux. L’album 12000 Days est terminé depuis environ un an, et… à l’origine il était censé sortir avant Noël 2023, mais…

* En ce qui concerne l’origine du nom KODAX, il s’agit de mon premier Ep et « premier » enregistrement publié avec mes propres moyens (qu’on pourrait traduire en clin d’œil par les yeux dans le gaz), qui était Kodak Ghosts Run Amok. Les paroles de cette chanson faisaient référence/dessinaient des analogies avec des blocs d’association visuelle et la façon dont ils se fondent les uns dans les autres – souvent au détriment de la partie que vous regardez réellement – si vous comprenez ce que je veux dire. (Pas toujours au détriment, parfois vous constaterez que vous aimez quelque chose et que vous ne savez pas – oui, je parle de ces blocages d’association).

De même, le projet KODAX STROPHES a été conçu comme étant essentiellement filmique (« Kodax ») en ce qui concerne les méthodes musicales : ces « strophes » sont aussi des tropes ou tropismes (musicaux), faisant référence à l’interaction de millions de sources de création sonore. Et oui ! – c’est encore cette vieille ambiance ambivalente (Ambivalent Scale en référence à la production d’EYELESS IN GAZA), comme si vous choisissiez une note, n’importe quelle note, quel mode, quelle échelle, en plaçant la note où l’on veut, parce que c’est encore et toujours de la musique. De la « free music » (sourire), enfin pas tout à fait, parce que c’est trop lyrique pour être exactement « libre » et disons alors, le but est de créer un « lit amorphe » de sons/bruit/musique, sur lequel je me retrouve maintenant de plus en plus mélodique, de plus en plus, au niveau vocal… je suis sur le point de revenir à la chanson formelle qui est mon œuvre, pourrais-je dire.

Ton travail (solo et groupe) a connu différents distributeurs de différents pays (Autriche, Belgique, Allemagne, Italie, Norvège, Pologne, Suisse, USA et même France) par contre tu sembles vouloir garder le contrôle de tes projets solo (sur ton label A Scale) avec un risque de distribution restreinte, alors que la grande majorité de tes musiques est tout de même disponible gratuitement sur Bandcamp. Pourquoi ce choix ?

MB : Waouh, stop ! Ma musique n’est pas disponible « gratuitement sur Bandcamp », sur ce site comme ailleurs, les gens sont censés payer pour écouter ces morceaux : car c’est mon travail, c’est la sueur de mon front, mon art et mon artisanat !!!. Pas question de tout donner sans retour. Tout ça me tue vraiment, vraiment !!!! Qui diable travaillerait pour rien ? Pour ma part, jamais je ne volerais quelqu’un d’autre, alors pourquoi diable les gens devraient-ils me voler ? Les gens qui volent cette musique, je ne veux pas en entendre parler ni répondre à leur place ! Quoi qu’il en soit, revenons plutôt à la musique (un peu énervé).

Comme toujours et depuis maintenant près de 44 ans, tu sembles être à l’écart des scènes indie folk. As-tu tout de même des relations avec des artistes du milieu indie(neo)folk comme David TIBET (CURRENT 93) ou d’autres artistes encore actifs en 2024 ?

MB : À l’écart ou distant, je ne saurais répondre ? Vraiment maintenant, je ne suis à ma place nulle part, n’est-ce pas ? Non, non, je suis seul, crois-moi – maintenant plus que jamais – j’essaie juste d’exister, de faire ce que je fais et de survivre : chaque fois que je suis impliqué, même de façon tangente, dans quelque chose qui s’approche de tout ce qui a trait au business de la musique, alors j’ai l’impression de m’être brûlé. Les gens de ce métier donnent l’impression de vouloir quelque chose de toi pour rien en échange – ils agissent comme s’ils me rendaient un fieffé service !!! Mais je refuse d’être maltraité et si je voulais être maltraité, je changerais de métier ou ferais tout autre chose.

Alors à la place, j’ai choisi de réessayer la voie de l’industrie artisanale/totalement indépendante… qui malheureusement présente autant d’inconvénients sinon davantage (c’est-à-dire pas de budget à proprement parler/des gens qui téléchargent des logiciels gratuits avec lesquels voler ma musique… que puis-je faire à ce sujet ! ). Donc ma musique est quasiment invisible, mais, pour revenir un instant directement à la question, oui, bien sûr, j’ai des amis parmi mes pairs musicaux – mais ceux-ci sont généralement rares.

Des projets ponctuels et des collaborations parallèles existent (SORRY FOR LAUGHING) ; s’agit-il d’opportunités, de nécessités ou du besoin de faire autre chose avec des personnes que tu aimes ou que tu apprécies ?

MB : Je ne sais pas, je ne peux pas être aussi clinique/calculateur – ce n’est pas si simple… Pour moi, c’est essentiel, car faire de la musique, c’est comme respirer.

Avec EYELESS IN GAZA, vous avez séjourné une semaine au Mont St-Michel français en Normandie. Y a-t-il des musiques (et des images) qui ont été conservées de cette expérience française unique en son genre ?

MB : Oui, oui, des tas de trucs mort-nés sont sortis du voyage !!! Jouer, chanter, jouer et bien plus encore. Quelque part, il y a des heures et des heures de superbes séquences de films, qui dorment et pourrissent dans des boites hermétiquement fermées quelque part. Dieu sait si les gens qui ont organisé ce séjour parviendront un jour à faire quelque chose avec tout cela. C’est juste vraiment dommage.

Ton œuvre est majoritairement chantée, tu as utilisé pratiquement tous les (plus jolis) mots du dictionnaire à travers toutes tes chansons ; tu as même publié des livres de la plupart de tes lyrics. Quels sont tes mots, ainsi que les verbes, adjectifs, et couleurs que tu préfères entre tous ?

MB : Pour moi, les mots sont de belles choses… ils devraient fonctionner ensemble, ils devraient se mélanger et se tisser entre eux, en particulier dans leurs significations et leurs inférences. L’ambiguïté est une sorte de clé, et l’auditeur doit être capable de remodeler le monde en utilisant ces mots. MAIS, il est important de se rappeler que tous ces beaux mots, ils sont bien sûr chantés – le ton, la note, l’inflexion, c’est la voix – cela donne le sentiment : &, le sentiment est la chose, c’est le cœur de cette communication. C’est un cri, et tout se rapporte au blues.

Des poètes anglo-saxons et des chants traditionnels guident et saupoudrent ton œuvre, ainsi que des artistes dont tu sembles aimer faire des reprises ?

MB : * Oui, Dylan THOMAS, D.H. LAWRENCE, sont les poètes que j’adore, ils restent mes préférés.

* Pour les reprises il doit y en avoir d’autres, car toute ma vie, la musique a été ma compagne, mon maître à penser, mon aide amicale.

Peut-être que les quelques paroles de la chanson qui suit (Hilversum de l’album Summer/Cat’s Cradle) exprimeront mieux ce que je ressens :

music – seize my soul / silverslick moonglow – warmlove – love i know . static cross the room, cross the year: yellow flickering gloom – it disappears/voices – song – the notes ring clear / singing – visionary – real as tears: music seize my soul /silverslick moonglow warmglow warmlove / love . ghost hand plays the sound/steel.

Texte de Martyn BATES publié en octobre 2023 et envoyé à la rédaction en août 2024

MB : Tout a un aspect narratif, une histoire qui lui est propre – et ce n’est pas nécessairement l’histoire que nous pensons qu’elle est, et ce n’est pas non plus l’histoire que nous aimerions souvent qu’elle soit. En gardant cela à l’esprit, par exemple – dans les chansons/pièces que j’écris actuellement, ma « voie d’accès » au-delà du récit superficiel consiste à utiliser un processus automatique – en assemblant initialement des phrases principalement pour leur « son », leur musicalité. Malgré (peut-être) les apparences du contraire, pour moi en tant qu’écrivain, le récit est en fin de compte l’élément de tout cela que je considère comme le plus important de tous… car pour moi, toute l’activité d’écriture est toujours une question de communication. Même si, de même, cette « communication » semble parfois un peu incohérente et un peu difficile à situer, le résultat final n’en est généralement que meilleur.

• Pour moi, l’écriture commence souvent par les mots et les phrases particuliers qui, selon moi, conviennent à l’ambiance et aux rythmes de la musique. Cependant, cela se développe toujours rapidement, et pendant que je construis la chose, l’ambiguïté et les multicouches sont toujours au premier plan de mon esprit.

• Selon moi, le but de l’écriture est d’attirer l’attention sur une série de phénomènes différents : il ne s’agit jamais seulement de cause à effet. On pourrait dire qu’il s’agit d’une sorte de protestation – contre ceux qui voudraient que vous réduisiez la richesse de l’expérience dans des boîtes pré-remplies : « angoisse », « ennui », « heureux », « triste », etc. etc. Ces lieux sont bien réels, ce sont les lieux où les gens vivent / ont leur être – mais un tel confinement ne peut être que réducteur et inutile.

• Ensuite, tout cela est façonné (bien sûr !) et affiné en chansons, certaines chansons plus que d’autres. Les chansons sont un mélange de musique et de pensée – elles sont un registre de sentiments qui existent au-delà de toute définition – un lieu totalement différent des domaines où les « croyances » et les attitudes règnent en maître, ces sagesses reçues qui nous dirigent tous comme des automates. C’est la musique qui permet/facilite cela, bien plus encore que les mots pourraient le faire – il existe des écoles de pensée entières qui postulent l’idée que les tout premiers énoncés vocaux s’apparentaient davantage au chant et à la parole.

• En écrivant, j’ai le sentiment que les chansons, les paroles et la musique ne sont pas des entités discrètes – ce sont des éléments d’un même discours – où chacun jette sur l’autre une certitude ou un doute, une illumination ou une ombre.

Et le but primordial de l’écriture est de communiquer une chose – que parfois vous prenez des décisions pour vous-même à un niveau obscur : quelque chose en vous est sage, vieux et sage – assez sage pour prendre soin de vous.

• Il s’agit toujours de peindre avec des mots – l’effet est important et essentiel au sens : mais le sens est essentiel. C’est le facteur le plus important dans l’écriture – mais aussi, et surtout, le sens n’est pas figé – et je ne considère pas que ce soit le but de l’art. La beauté de tout cela réside dans son ambiguïté.

Compilation, traduction et fidélité avec les moyens du bord : Xavier Béal

Pages : https://finalmuzik.bandcamp.com/album/they-have-all-gone-into-the-world-of-light

https://kodaxstrophes.bandcamp.com/album/christ-in-the-house-of-martha-mary

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