Sainkho NAMTCHYLAK – Where Water Meets Water : Bird Songs and Lullabies
(Ponderosa Music & Arts / PIAS)
De Sainkho NAMTCHYLAK, on sait dorénavant (sinon, il serait grand temps de le savoir!) qu’elle est capable de tout et qu’elle a déjà à peu près tout fait en termes d’explorations et d’expérimentations artistiques. Sa plantureuse discographie est suffisamment éclectique et audacieuse pour qu’on ne se contente plus de ne voir en elle que le faire-valoir d’une séculaire tradition musicale d’une obscure république de Sibérie (Touva) remarquée pour sa singulière pratique vocale, le chant diphonique, qui ne constitue qu’une partie de ces remarquables capacités vocales. Aussi, plutôt que de brandir la bannière de la musique traditionnelle de Touva, Sainkho a-t-elle préféré s’investir dans des voies artistiques autrement risquées, l’improvisation étant sa « langue » maîtresse. Et parce que son immense grammaire vocale est inspirée d’un mode d’expression dont les origines, dit-on, puiseraient dans le chamanisme, on sait que son chant traverse les dimensions. C’est sans doute ce qui a poussé Sainkho, pour ce nouvel album, à partir sur des lieux réputés hantés, et d’improviser en étant entourée de fantômes !
Car c’est bel et bien dans ce contexte que démarre Where Water Meets Water ! Sainkho y improvise un chant court mais tendu et même un brin troublé par son environnement. Et pour cause, elle se trouve dans un bâtiment connu pour avoir été un hôpital psychiatrique (d’où le titre, Inside Asylum), fondé en 1922 sur Poveglia, une île de la lagune vénitienne abandonnée et vidée de tous ses occupants en 1968. Il se raconte que plusieurs patients de cet asile avaient eu des hallucinations et entendu des voix d’anciennes victimes de la peste qui avait ravagé l’île au XVIe siècle. Plus de 160 000 personnes malades de la peste auraient été à cette époque brûlées et enterrées (parfois encore vivantes) dans des grandes fosses, et c’est précisément au-dessus de cette surface constituée de cendres humaines qu’a été construit l’hôpital ! Pour couronner le tout, l’un des médecins qui ont pratiqué des lobotomies sur ces patients aurait été lui-même témoin d’étranges apparitions et se serait suicidé en se jetant dans le vide.
En bonne prêtresse chamaniste, Sainkho NAMTCHYLAK ne pouvait qu’être attirée par ce lieu qui méritait d’être guéri de ses fantômes, et son chant à plusieurs octaves y trouve une réverbération pour le moins saisissante.
Au moins le décor est-il planté royalement, comme une bonne scène de pré-générique : cet album, Sainkho l’a en effet enregistré entièrement à Venise, là où réside justement le fameux producteur Ian BRENNAN, qui a œuvré pour Peter CASE, Ramblin’ Jack ELLIOTT, TINARIWEN, ZOMBA PRISON PROJECT, MALAWI MOUSE BOYS, Ustad SAAMI… Sainkho avait collaboré avec lui pour son disque Like a Bird or Spirit, not a Face (2015), dans lequel elle improvisait avec des musiciens du groupe touareg TINARIWEN. Changement radical de décor pour Where Water Meets Water : Sainkho a troqué les dunes sahariennes pour les canaux vénitiens, sans doute pour réhydrater son inspiration.
Tous les chants présents sur ce disque ont été enregistrés dans les îles abandonnées de la Cité des eaux, uniquement en extérieur, sans retouches ultérieures ; il s’agit donc d’enregistrements de terrain, avec quelques bruitages environnants, et en premier lieu l’eau, dont les effets de vague servent de fond sonore – et même d’ « instrument » – à At Pier’s Edge et à Singing to the Sea.
Sur d’autres chants, Ian BRENNAN assure l’accompagnement avec divers instruments : il tapisse ainsi Search & Rescue de sons de cloches, masquant ainsi le vrombissement d’hélice d’un hélicoptère qui effectuait une mission de recherche et de sauvetage (d’où, encore une fois, le titre) ; esquisse de minimaux et répétitifs accords de guitares dans le très étalé Rising Tides et dans MigrationTrails (qui bénéficie aussi de l’accompagnement de plusieurs chants d’oiseaux) ou émet de curieux grincements (une vièle usagée?) dans Reverse Healing.
Passé le véhément chant d’introduction dans l’hôpital psychiatrique, Sainkho dévoile dans ce disque des chants improvisés plutôt lénifiants, apaisants, qui semblent vouloir conjurer les sombres pesanteurs du passé des lieux. Sous-titré Bird Songs and Lullabies (chants d’oiseaux et berceuses), l’album s’avère donc d’un abord plus amène pour un auditeur candide que les autres disques solo de Sainkho comme Lost Rivers, Aura ou Cyberia, ou ses albums de musique improvisée sur Leo Records, qui faisaient montre d’une approche vocale plus rugueuse, saillante, voire tranchante.
Ici, ses chants se parent d’une « liquidité », d’une douceur analgésique qui agissent comme des baumes sur ces vestiges paysagers délaissés par l’homme au profit des esprits. Ce n’est que sur le dernier chant, Singing to the Sea, que Sainkho fait entendre son plus âpre chant de gorge, bercé par les vagues et ponctué par un riff récurrent de deux notes jouées par Ian BRENNAN sur un instrument à cordes basses (un hajouj ?).
La nature ayant repris ses droits dans ces îlots de la Cité flottante, Sainkho NAMTCHYLAK, imprégnée des vibrations locales, a choisi de s’exprimer exclusivement avec des chants phonétiques évoquant la « langue de la nature ». Elle dessine ainsi des portraits sonores pris sur le vif d’un temps et d’un lieu chargés d’histoire occultée. Son « croisement des eaux » peut être écouté comme un film audio qui disperse son charme diffus au fil des écoutes, comme un breuvage purifiant.
Stéphane Fougère
Page label : https://ponderosa.it/disco/where-water-meets-water-bird-songs-and-lullabies/