SAINKHO NAMTCHYLAK : La Diva de Touva

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SAINKHO NAMTCHYLAK

La Diva de Touva

Sainkho-picNée dans un petit village minier de la République de Touva, alors incorporée à l’Union soviétique, SAINKHO NAMTCHYLAK, dont les grands-parents étaient nomades et les parents enseignants, débarque à Moscou dans les années 1980 pour y poursuivre ses études musicales classiques au conservatoire. Parallèlement, elle fait l’apprentissage des traditions chamaniques et bouddhistes ainsi que du chant de gorge touva et mongol.

C’est en 1986 que s’amorce sa carrière de chanteuse folk, alors que, de retour dans son pays natal, elle intègre l’ensemble folklorique très officiel SAYANI, avec lequel elle se commet en Europe, en Océanie et en Amérique du Nord. À cette époque, les instances soviétiques voyaient d’un mauvais œil la persistance à Touva de la culture ancestrale chamanique, aussi l’interprétation de morceaux strictement traditionnels était-elle prohibée. SAINKHO contourna le problème en enregistrant des chants rituels maquillés en bluettes pop ! On peut en écouter quelques exemples sur la compilation Out of Tuva, parue sur le label belge Crammed en 1993. C’est du reste cet album qui, le premier, a fait connaître SAINKHO dans le milieu de la world music, car offrant divers extraits de ses tentatives de combinaison du folklore sibérien avec des sons contemporains.

Auparavant, et depuis 1988, SAINKHO avait surtout enregistré des albums avec quelques pointures de la musique improvisée, dont le groupe russe TRI-O (des extraits figurent dans Out of Tuva), Peter KOWALD (When The Sun is Out You Don’t See Stars, sur le label FMP) et Sunny MURRAY (Tunguska-Guska), parmi d’autres. Ses immenses capacités vocales, qui vont du murmure fébrile au râle souverain, ont fait de SAINKHO l’une des plus originales chanteuses asiatiques que l’univers des musiques nouvelles a pu connaître. De nombreuses collaborations avec la crème des improvisateurs ont suivi dans les années 1990, comme celle avec le saxophoniste coréen KANG TAE HWAN, le saxophoniste Ned ROTHENBERG (album Amulet, chez Leo Records), Evan PARKER (Mars Song, sur Victo), BIOSINTES (The First Take, sur FMP), ou encore le MOSCOW COMPOSER’S ORCHESTRA (quatre albums avec SAINKHO à ce jour, dont deux sur Leo Records).

SAINKHO est souvent présentée comme l’ambassadrice musicale de la République de Touva où elle n’est pas revenue depuis plusieurs années). Paradoxalement, sa place et son rôle pour la reconnaissance de la musique touvaine dans le chaudron bouillonnant des musiques du monde ne semblent pas aussi reconnus que ceux des HUUN-HUUR-TU, SHU-DE et autres YAT-KHA. Il est vrai que le parcours artistique un rien effronté de SAINKHO défie les catégories stylistiques autant que les habitudes d’écoute standardisées.

Néanmoins, le souci de SAINKHO d’assoir sa renommée dans le domaine plus spécifique de la « world-fusion », timidement entamé avec Out of Tuva il y a dix ans, s’est affermi depuis trois/quatre ans. En témoigne l’album Naked Spirit, à consonance ethno-ambiant et plus mélodique que de coutume, paru en 1998 sur le label world italien Amiata.

Au début des années 2000, c’est un autre label italien, Ponderosa, qui a pris en charge la publication des enregistrements de SAINKHO NAMTCHYLAK, avec pas moins de trois albums sortis en peu de temps : Time Out, Stepmother City et Aura présentent chacun une facette différente de la « Diva de Touva ».

Time Out (2001-Ponderosa)

sainkho-timeoutCet album enregistré en 1997 a une histoire très particulière qui a bien failli avoir des conséquences tragiques. Cette même année, SAINKHO a été la victime d’une violente attaque cérébrale qui l’a plongée dans le coma pendant deux semaines. La gravité de cet événement a un temps fait croire à SAINKHO qu’elle payait le châtiment pour la démarche musicale hybride dans laquelle elle avait choisi de s’investir et qui l’aurait éloignée de ses racines et de son pays d’origine, elle qui était déjà exilée de longue date. À cette situation personnelle n’a pas dû manquer de faire écho la croyance à Touva selon laquelle la pratique du chant de gorge est nocive pour la santé de la femme…

Sans doute afin d’exorciser ces démons, SAINKHO a conçu ce CD, entièrement produit par elle, et prioritairement destiné au seul cercle de ses relations et de ses fans. Cet album, réédité en 2001 par Ponderosa en vue de le rendre disponible à un plus grand nombre de personnes, se présente comme un recueil de 7 chansons dédiées aux amis de SAINKHO ainsi qu’au peuple de Touva, manière pour l’artiste de tendre la main vers ses racines. « J’espère, écrit-elle dans le livret, que mon peuple comprendra que je suis une artiste du monde et que la musique que je crée n’a pas de frontières. »

Allez savoir si le choix de n’interpréter que 7 chansons revêt une signification conceptuelle (surtout que l’album atteint à peine les 33 minutes), toujours est-il que Time Out a des allures de prodrome des nouvelles orientations musicales de SAINKHO. Car c’est bien les mélodies qui sont privilégiées ici, et 3 morceaux sont du reste des adaptations de thèmes traditionnels touvains. SAINKHO est accompagnée par des musiciens moscovites, avec pour principale instrumentation des percussions, des guitares et des samples.

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L’ensemble sonne très acoustique, sobre et un rien décharné, évoquant des climats blues, tsigane ou flamenca, ce qui revient au même. En pèlerine meurtrie, SAINKHO chante son expérience des ténèbres (« Je chante et je rêve, peut-être suis-je proche de mourir », dit-elle dans Sakramento) et évoque « l’histoire difficile de (son) peuple » (My Soul Tuva). Disque confessionnel, disque-prière, Time Out a des allures de profession de foi qui évite autant l’austérité que l’éclat. Le chant de gorge proprement dit y est quasi absent, de même que tout excès vocal, ce qui se comprend vu le contexte. Cet album modeste n’en constitue pas moins un tournant.

Stepmother City (2000-Ponderosa)

sainkho-stepmothercityLes rares aficionados qui ont pu assister au concert-surprise donné par SAINKHO à Paris en l’an 2000 ont dû se rendre très vite à l’évidence : ce n’était pas l’improvisatrice charismatique qui était de sortie ce soir-là – au grand dam des amateurs de musique improvisée -, mais une jeune artiste de tendance ethno-électro-pop qui cherchait à se faire un peu de promo auprès d’un nouveau public. La raison d’être de ce passage-éclair (sans aucune publicité) était en fait de nous présenter le répertoire du nouvel album de SAINKHO, Stepmother City, qui devait sortir peu de temps après.

Alors qu’auparavant SAINKHO affichait un souci évident d’affranchissement des codes stylistiques, elle s’évertue avec cet album à s’inscrire dans un genre prédéterminé, non toutefois sans y ajouter ses touches personnelles, par essence irréductibles aux convenances mercantiles. Il en résulte un opus pop avant-gardiste qui s’inscrit quelque part entre les travaux de BJORK et la démarche d’un Nitin SAWHNEY.

Poursuivant l’expérience ethno-pop moderne ébauchée il y a une dizaine d’années avec certaines pièces de l’album Out of Tuva, Stepmother City contient les ingrédients types de toute réalisation dite « crossover », mélangeant l’acoustique, l’électrique et l’électronique et cherchant à fondre (qui a dit : à noyer ?) des éléments propres à une culture donnée dans un format d’expression « global » très balisé : une guitare, une basse, un chanteur de gorge, un DJ, des samples, des instruments traditionnels touvains tels que le igil et le toshpulur, des boucles et des nappes synthétiques, et encore des samples… Dans cette formule un rien convenue, les interventions de Ned ROTHENBERG au saxophone et à la flûte japonaise shakuhachi constituent une réelle surprise, même si elles ne font pas office d’éléments perturbateurs.

Qu’on ne s’attende pas à du traditionnel modernisé pour autant. Hormis le premier morceau (Dance of Eagle), qui est inspiré d’un thème traditionnel, toutes les autres pièces de Stepmother City sont des compositions originales de SAINKHO, qui semble puiser son inspiration où bon lui semble, sans se cantonner au domaine traditionnel, qu’il soit profane ou chamanique.

De chansons pop enrobées de drum n’bass en ballades évanescentes et cristallines, ornées de vibrations subaquatiques ou de chants d’oiseaux, SAINKHO NAMTCHYLAK dévoile toute la panoplie de ses caractéristiques vocales. Ses sifflements, vagissements, grognements et autres effets éraillés impriment leur marque sauvage et ancestrale au sein d’orchestrations soignées et polies comme le veut le genre.

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Si l’on passe outre certaines facilités inhérentes à ce dernier, comme ce morceau de tendance reggae assez dispensable, et si l’on veut bien ne pas s’offusquer d’entendre SAINKHO pousser de temps à autre la chansonnette en anglais (c’est le genre qui veut ça aussi), force est de constater que Stepmother City se distingue des autres productions du genre, baignant dans des ambiances aussi ambiguës qu’hypnotiques, certaines compositions prenant presque un caractère épique avec leurs voltefaces rythmiques (Lonely Soul, Boomerang). SAINKHO n’a donc pas à rougir de cet essai. On peut même dire que son expérience de l’avant-garde lui a permis d’engendrer un opus certes circonscrit par les règles d’un genre, ais imprégné de saveurs assez singulières qui sauront encourager l’auditeur à poursuivre sa quête de virtualités inouïes.

Aura (2001-Ponderosa)

sainkho-auraLe pavé dans la mare ! On ne voit pas comment qualifier autrement cet opus qui éclabousse trois fois plutôt qu’une. Et pour cause, il s’agit d’un coffret 3 CD ! Initialement paru en 1999 sur un obscur label autrichien, Aura est lui aussi réédité par le label Ponderosa, qui, pour un label world, fait ici preuve d’un grand courage. Car le matériau présenté dans Aura plane à mille coudées au-dessus de tout ce qui peut être estampillé world ou trad’. C’est l’album de tous les possibles, l’opus extrême, celui qui réconfortera tous ceux qui croyaient que SAINKHO avait définitivement tourné le dos à la pratique de l’improvisation vocale, comme son accident de 1997 aurait pu le faire supposer.

Il n’en est assurément rien.

Aura expose donc trois contextes d’improvisation : en solo (premier CD), en duo (deuxième CD) et en trio (troisième CD). SAINKHO NAMTCHYLAK joue donc gros et se donne à écouter en panoramique. Jamais, depuis son tout premier album, Lost Rivers, SAINKHO n’avait enregistré d’oeuvre en solo. C’est dire l’importance et la valeur du premier CD de Aura. À la manière de Beñat ACHIARY, Demetrios STRATOS et Annick NOZATI, SAINKHO y étale tout un langage qu’elle maîtrise dorénavant encore plus après toutes les rencontres « improvisées » qu’elle a connues (voir plus haut). Le disque est court (35 minutes), mais dense, convulsif et sans temps mort. Tout le monde ne pourra peut-être pas l’écouter jusqu’à la fin, tant les trois performances qu’il contient sont d’une intensité rare et sans compromis, même si SAINKHO procède par paliers.

C’est encore la première pièce, Red Orange, qui est la plus écoutable pour un auditeur normalement constitué. entre deux contorsions et pâmoisons vocales, au détour d’un gémissement ou d’un grognement, on peut encore déceler des fragments de mélodies traditionnelles touvaines, dernières attaches « terrestres » avant l’envol radical. Deep Blue, la deuxième pièce, voit SAINKHO user d’un registre vocal très «mâle». La pièce est en effet dominée par un type de grognement aussi profond que bestial, que SAINKHO fait tourner en boucle tout en en développant les brèches. Ce n’est que dans les deux dernières minutes qu’elle exploite le plus traditionnel chant de gorge « sygyt », mais que l’on jurerait pratiqué ici par un enfant.

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Avec Violet Silver, l’ultime pièce de ce premier CD, les possibilités vocales strictement humaines sont dépassées dans les grandes largeurs. Commençant par des hululements, SAINKHO passe assez vite au registre du râle aigu, haché et saturé, sorte de parasite sonore qui pourra paraître, selon les goûts, irritant ou poignant.

Bienvenue dans l’antichambre du cri primal.

Sur le deuxième CD, qui porte le sous-titre Adult Games, SAINKHO retrouve une ancien complice, le contrebassiste et improvisateur Peter KOWALD, avec qui elle avait déjà enregistré l’album When The Sun is Out You Don’t See Stars au début des années 1990. Ces retrouvailles sont on ne peut plus réjouissantes, d’autant que, jusqu’à présent, les duos d’improvisations de SAINKHO qui ont fait l’objet d’un disque sont surtout ceux qu’elle a conçus avec des saxophonistes (Evan PARKER, Ned ROTHENBERG, KANG TAE HWAN…). Et il suffit d’écouter les façons qu’a Peter KOWALD de faire couiner, grincer, ronchonner, gémir et ronronner sa contrebasse pour se rendre compte des points communs qui peuvent exister entre un instrument à cordes acoustique et les effets vocaux de SAINKHO.

Ce n’est ni l’esbroufe, ni la compétition, ni le dérèglement azimuté des notes, ni la course à la radicalité bruitiste qui importent ici, mais bien davantage l’élaboration d’une « linguistique » des combinaisons harmoniques de timbres et de tons. Cette grammaire de la résonance mutuelle, SAINKHO et Peter KOWALD ont choisi de l’exposer à travers quatorze pièces très contrastées de taille courte ou moyenne, plutôt qu’à travers un long set aux mouvements évolutifs parfois aléatoires.

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C’est cette même pratique de l’improvisation qui préside à la conception du troisième CD d’Aura, sous-titré Initiation, à ceci près qu’il s’agit cette fois d’une formule en trio. Là aussi, SAINKHO s’est entourée de complices de longue date, puisque Vladimir TARASOV (batterie) et Vladimir VOLKOV (contrebasse) sont membres du MOSCOW COMPOSER’s ORCHESTRA, aux travaux duquel elle a plusieurs fois collaboré. Du fait que SAINKHO est sur ce disque épaulée par un contrebassiste et un batteur, la couleur générale vire à une forme plus identifiable de freejazz.

Mais il n’y a point ici de démonstrations égocentriques à répétition, plutôt le souci, une fois encore, de faire s’épanouir une structure en mouvement portée par trois voix soucieuses de cohésion constante. Notre cantatrice sauvage et ses deux Vladimir en diable s’y entendent à fleurir leur dialecte musical d’envolées hystériques, de détours haletants et de retournements subreptices, jonglant avec les accès d’ébullition et les accalmies passagères, sans jamais se perdre de vue ni d’oreille.

Leur maîtrise de la matière improvisée les autorise donc à s’étaler sur des pièces qui frôlent le quart d’heure sans à aucun moment sombrer dans la redite ou l’à-peu près. Où l’on voit qu’initiation ne rime pas forcément avec ascétisme et austérité…

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Trois formules, trois façons d’exprimer sa liberté de création : Aura représente la quintessence de tout ce que SAINKHO a développé vocalement dans une perspective avant-gardiste. Les racines de SAINKHO ne sont peut-être pas mises en évidence dans ce coffret, mais elles ne cessent d’insuffler leur sève vitale à chacune de ses inflexions vocales.

Solo, duo, trio : voici trois voies d’émancipation pour l’imaginaire dont on n’a pas fini de récolter les graines. La musique de SAINKHO est à l’image de la géographie de Touva : escarpée mais offrant des horizons vastes et généreux.

Article réalisé par Stéphane Fougère

Label : www.ponderosa.it

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