KYAB YUL-SA – Murmures d’Himalaya

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KYAB YUL-SA – Murmures d’Himalaya
(Nangma Prod. / Inouïe Distribution)

Plus les montagnes sont hautes, plus les échos portent loin. Et il n’est pas forcément besoin de pousser des cris pour se faire entendre ; des murmures suffisent, que les résonances se chargeront d’amplifier. C’est du moins ce dont cherche à nous convaincre le trio KYAB YUL-SA, dont le nom signifie en tibétain « la Terre de l’exil, des exils » (Kyab : exil ; yul-sa : la Terre, l’endroit). Depuis 2015, année de sa création, ce groupe s’est construit sa propre Terre élective musicale, à partir des acquis respectifs de ses membres. Et comme on l’aura compris de par l’origine du nom qu’il s’est choisi, KYAB YUL-SA a pour matrice originelle la musique traditionnelle tibétaine. Nous n’avons cependant pas à faire à un groupe de folk-trad’ tibétain proprement dit (et encore moins à une délégation de moines bouddhistes en mission « new age »), mais plutôt à une union fraternelle de musiciens voyageurs, tous exilés de gré ou de force et à différents degrés. De fait, le Tibet chanté et joué par KYAB YUL-SA n’est pas celui dont quantité de productions discographiques nous ont déjà sevrés, et surtout pas un Tibet de carte postale muséale ou désuette.

Cette matière première est due au porteur du projet, à savoir l’artiste tibétain Lobsang CHONZOR. Ce dernier est un enfant de l’exil : ses parents ayant quitté le Tibet en 1959 pour les raisons que l’on devine, il est né au nord-est de l’Inde, à Kalimpong. C’est là qu’il a fait l’apprentissage de la langue tibétaine, et des musiques, danses et chants traditionnels devenues prohibées dans son pays d’origine. Lobsang CHONZOR est devenu artiste professionnel en rejoignant une troupe d’artistes tibétains et s’est de même formé au chant d’opéra tibétain. Installé en France depuis 2007, il se produit depuis dans de nombreux festivals et événements culturels, cherchant à promouvoir sa culture originelle dans le but de la préserver pour les générations tibétaines à venir.

Mais avec KYAB YUL-SA, Lobsang CHONZOR porte plus loin la parole tibétaine en la mettant en résonance avec d’autres influences apportées par ses complices musicaux. Le groupe est du reste né de sa rencontre avec Margaux LIÉNARD, une violoniste passionnée des « musiques vivantes » qui a puisé son inspiration dans les musiques traditionnelles d’Europe nord-occidentale (l’Irlande, la Suède, le Centre France…), tout en s’intéressant à des musiques plus orientales, développant ainsi un jeu de violon très personnel qui lui permet de s’exprimer dans des projets métissés.

Le duo n’a pas tardé à croiser le chemin de Julien LAHAYE, rythmicien et percussionniste coloriste inspiré par les musiques du Moyen-Orient et d’Afrique de l’Ouest qui a fait ses classes auprès de maîtres choisis au Moyen-Orient et en Inde (Madjid KHALADJ, Djamshid CHEMIRANI et Kâveh MAHMUDIYAN pour le tombak ou zarb, Zohar FRESCO et Yshaï AFTERMATH pour les tambours sur cadre, B.C MANJUNATH et Suresh GHATAM pour les percussions carnatiques, excusez du peu !) et a collaboré à moult projets.

Le trio ainsi constitué a proposé dès 2016 un premier répertoire de scène suivi en 2017 d’un CD, Résonances d’exil(s) – aujourd’hui magistralement introuvable – dans lequel il transcende les fondements de la musique tibétaine traditionnelle avec des arrangements inédits, inspirés d’autres langages musicaux qui se répondent et s’enrichissent et qui aboutissent à des compositions originales.

D’emblée, KYAB YUL-SA s’affirme donc comme un trio dans lequel un artiste tibétain deux fois exilé dialogue avec deux exilés musicaux français s’étant approprié des cultures d’ailleurs. La combinaison est de prime abord saugrenue, mais fonctionne suffisamment pour encourager le trio à poursuivre son aventure. Ayant obtenu le Prix des musiques d’ici en 2021, KYAB YUL-SA a ainsi présenté un nouveau spectacle en 2022, Murmures d’Himalaya, qui fait l’objet du présent CD.

Les onze nouvelles compositions (dix chants et une pièce instrumentale) que dévoile cet album sont en grande partie des pièces traditionnelles tibétaines, collectées par Lobsang CHONZOR lors de ses années d’apprentissage ou auprès du TIPA (Tibetan Institute of Performing Arts) et réarrangées par le trio. On y trouve également une composition de Lobsang, Mantra, et deux pièces écrites par Margaux LIÉNARD (Polska et Elvegard, celle-ci composée avec Julien BIGET), la violoniste ayant également composé la section instrumentale d’Aro Khampa.

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Bardé de son luth « dranyen », aux impulsions rythmiques prononcées, ou de son tympanon « gyumang » aux envoûtantes sonorités, Lobsang CHONZOR use d’une voix tantôt feutrée (Kharag Ri), tantôt plus véhémente (Khapshay), alternant parfois les timbres au sein d’une même chanson pour lui donner plus d’ampleur dramatique (Gangkar, Ama, Podrang Marpo, Truk Shay…). Son chant nous projette dans des espaces panoramiques que viennent occuper tout en finesse et en subtilité les inflexions du « hardanger d’amore » ou du bouzouki de Margaux LIÉNARD, tandis que Julien LAHAYE leur déroule un tapis de frappes savantes et de chavirements rythmiques avec ses tombak, daf, bendir, riqq et autres percussions sonnantes.

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Le trio décline ainsi différents aspects du folklore tibétain, avec même une incursion dans l’univers plus solennel de l’ « ache lhamo » dans le bien nommé Opéra.

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Par contre, KYAB YUL-SA ne s’aventure pas dans le domaine de la musique rituelle bouddhiste, mais le mantra sacré « om mani padme hung » est déclamé comme il se doit. De toute façon, au Tibet, la spiritualité imprègne chaque forme d’expression musicale…

À travers toutes ces compositions, c’est le parcours de Lobsang CHONZOR qui est retracé, de son enfance à son exil, entre danses et méditations, et son identité, avec ses souvenirs et ses émotions, qui est célébrée entre là-bas et ici… Ces Murmures d’Himalaya disent le récit d’une existence et de ses aspirations, en même temps qu’ils renvoient l’écho de cette culture folk tibétaine de plus en plus menacée de disparition sur son territoire. Avec Lobsang CHONZOR, Margaux Margaux LIÉNARD et Julien LAHAYE, les chants et les sons de cette culture tibétaine entrent en vibration avec ceux des vallées scandinaves et des sommets de l’ancien empire perse. Ainsi KYAB YUL-SA dessine-t-il une cartographie sonore insolite qui interroge le rapport à l’autre, le lien avec l’étranger.

Les métissages avec la musique folk tibétaine ne sont pas monnaie courante (euphémisme!) dans la sphère des musiques du monde occidentales. KHYAB YUL-SA emprunte donc un sentier (de montagne) qu’il est actuellement le seul à défricher. Les âmes lassées des autoroutes musicales formatées seront donc bien avisées d’aller s’y aventurer ; elles y gagneront en qualité de respiration.

Stéphane Fougère

Sites : https://www.resonancedexils.fr/
https://lobsang-chonzor.jimdofree.com/

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