L. SUBRAMANIAM – Global Fusion
(Détour / Erato)
Il fallait une sacrée dose de détermination – ou une grande part de naïveté – de la part de L. SUBRAMANIAM, le plus célèbre des maîtres violonistes indiens à travers le monde, pour oser intituler cet album Global Fusion, titre en forme de programme électoral et expression lourdement connotée et qui, de part chez nous, est de nature à faire lever les boucliers des amateurs de vraies (?) musiques de tradition. Le « Paganini » de la musique indienne carnatique a cependant cultivé les métissages bien avant que les professionnels du marketing en aient azimuté la prolifération. En témoignent ses disques jazz-rock (Spanish Wave, Indian Express, Mani & Co…), ses disques jazzy-contemplatifs (Garland, Blossom, Expressions of Impressions), ses concertos pour violon indien et orchestre classique occidental, et ses rencontres avec Stéphane GRAPPELLI, Svend ASMUSSEN, Larry CORYELL, Mauricio KAGEL, Stanley CLARKE, etc.
Par conséquent, Lakshminarayana SUBRAMANIAM, alias « Mani », n’a pas attendu la naissance officielle de la « world fusion » pour en explorer les possibilités, et ce n’est pas parce que celle-ci est devenue une étiquette mercantile qu’il va s’abstenir d’y mettre son grain de Masala. À celles et ceux qui ignoreraient tout de la chose, L. SUBRAMANIAM a donc tenu à expliquer dans le livret de quoi il est question : « Dans ce disque, nous entendons le didjeridoo australien qui se marie merveilleusement avec le erhu chinois : voilà la « fusion mondiale ». » Cette entrée en matière pourra certes faire sourire, de même que l’affirmation selon laquelle « La philosophie de cette fusion mondiale est de « promouvoir la paix et l’harmonie à travers la musique. ». Après tout, ça ne mange pas de nan…
Mais quand L. SUBRAMANIAM explique que « l’idée consiste à trouver des éléments compatibles dans différents types de musiques et traditions et à créer un fonds commun grâce auquel les musiques et les musiciens puissent communiquer – créer quelque chose de nouveau à partir des racines musicales existant dans le monde entier », on réalise que son projet est mûri de longue date, qu’il correspond à une véritable vision artistique et qu’il va au-delà du simple ripolinage branché et opportuniste. De la part de celui que l’on désigne volontiers comme le garant de la tradition carnatique (d’Inde du Sud) – dont le coffret Anthologie de la musique classique de l’Inde du Sud (1990, OCORA) représente une somme essentielle en la matière – l’idée de jouer une musique de fusion globalisante ne peut pas être un simple « moment d’égarement »…
Avec Global Fusion, c’est donc vers d’autres contrées musicales que nous emmène L. SUBRAMANIAM, sans pour autant jamais délaisser les modes et les gammes de l’Inde séculaire, qui reste évidemment le port d’attache privilégié. Dans Jai Hanuman !, le morceau d’introduction, les saccades extatiques du chant « ketjak » balinais contrebalancent l’imperturbable sérénité nostalgique du violon indien et de la guitare gitane, sur fond de percussions et de claquements de mains ; tandis que, dans Gipsy Trail, les suaves mélopées de la chanteuse indienne Kavita KRISHNAMURTI sont bientôt emportées par les espagnolades guitaristiques de Jorge STRUNZ, complice de longue date de L. SUBRAMANIAM, et l’on se rappelle alors que les musiques gitanes ont pris racines dans le sous-continent indien.
Avec Lost Love et Blue Lotus, la » fusion globale « , en fait, se réduit à (ou s’épanouit en) une rencontre duelle. Dans la première pièce citée, le violon indien de L. SUBRAMANIAM et le koto japonais de Miya MASAOKA) se fondent dans une contemplation microtonale de haute volée, alors que la seconde pièce tire son éclat et sa saveur des différences d’ornementations entre le violon carnatique de Mani et le er-hu chinois de Jin Bing CHEN).
En clôture, Harmony of the Hearts, avec ses litanies juvéniles (la douce voix de Seetaa SUBRAMANIAM) et ses joutes percussives avec mridangam, tavil et ghatam, dresse une passerelle entre l’amour humain (la pièce est dédiée par L. SUBRAMANIAM à sa défunte femme) et la liesse universelle, et on se laisse porter…
Tant pis si le discours « idéologique » tenu dans le livret a été maintes fois rabâché par d’autres, la fusion que nous propose notre virtuose indien n’a rien de commun avec un brassage protéiforme superficiel et n’est pas si éparpillée que ça, ce qui vaut mieux. L’album affiche certes son éclectisme, mais celui-ci est raisonné. Tout ici relève de la communion spirituelle et est imprégné de cette ineffable poétique de la suspension du temps.
Stéphane Fougère
(Chronique originale publiée dans
ETHNOTEMPOS n°5 – octobre 1999,
et remaniée en 2021)