La Musique de l’autre – Laurent AUBERT
(Ateliers d’ethnomusicologie / Georg Editeur)
Directeur d’un institut consacré aux musiques du monde, les Ateliers d’ethnomusicologie, et conservateur au Musée d’ethnographie de Genève, Laurent AUBERT est également l’auteur de nombreux ouvrages sur les musiques « migrantes », a dirigé la publication des Cahiers de musiques traditionnelles et a créé la collection de disques Ethnomad pour le label Arion. À travers une série de textes déjà publiés dans divers cahiers et revues mais remaniés par souci de cohérence, l’auteur de la Musique de l’autre (sous-titré Les Nouveaux Défis de l’ethnomusicologie) propose au lecteur un état des lieux des musiques du monde en tant que phénomène culturel bouleversant nos attitudes et nos regards sur les traditions musicales extra occidentales.
Conséquence directe du processus de mondialisation, et notamment du développement des industries médiatiques et touristiques et des techniques de communication, le champ des musiques du monde, encore appelé « world music », occupe en effet depuis 15 ou 20 ans environ une place prépondérante dans notre expérience et notre recherche de « l’altérité culturelle ». La Musique de l’autre définit ainsi les paradoxes et les enjeux de notre société multiculturelle, explicite la polarité global/local et aborde les questions cruciales de l’identité, de l’intégration, de la transmission, de la préservation, de l’adaptation et de la diffusion de ces musiques « autres ». « La mondialisation des langages ne correspond pas seulement à l’imposition du global sur le local, mais plutôt à l’appropriation du global par le local(…) », rappelle l’auteur.
Laurent AUBERT interroge de plus la relation ambigue entre musique et tradition, notamment les critères de celle-ci (La Tradition en question : un problème de limites), pose le problème de la représentation des musiques ethniques sur disque comme sur scène (Le Paradoxe du concert ou l’évocation de la tradition), analyse le statut et le rôle des représentants attitrés de ces traditions dans ce nouveau contexte (La Vie d’artiste ou le défi de la représentation), s’essaye à une typologie de l’auditeur des musiques du monde, ou encore retrace les grandes lignes historiques de l’irruption du marché de la sono mondiale et rappelle combien les évolutions technologiques ont contribué à l’amplitude de celle-ci. Mettant de plus en évidence toute l’ambiguité du terme « folklore » (L’Invention du folklore ou la nostalgie des origines), l’auteur en vient de plus à dénoncer les penchants idéalistes, teintés de post-colonialisme, d’une certaine idéologie de « l’authenticité » et réfute d’autre part la notion de disposition innée pour la pratique de telle ou telle musique.
C’est avec la même pertinence qu’il traite de la problématique de la world music, ou la dernière tentation de l’Occident, comme il se plaît à la présenter : « La world music est l’hybridation érigée en dogme : pour être admis au cénacle, les musiciens doivent d’emblée accepter les règles du jeu, qui consistent à se soumettre sans réserve au diktat de l’interculturel. (…) Les risques de nivellement culturel sont évidents. » Mais il se garde de toute espèce de « diabolisation » et met aussi en évidence les aspects positifs de l’émergence et du développement de ce village global et pluriculturel dont notre société occidentale a fait son miroir.
Laurent AUBERT s’emploie également à éclairer les implications idéologiques, économiques et commerciales de ce « grand bazar » de la world qui a modifié la donne du marché de la musique et notre relation à toutes ces cultures musicales, et renvoie dos à dos les extrémismes. « La nostalgie d’une prétendue pureté des races – qui rappelle un peu trop l’idéologie fascisante de la « pureté des races » – est à cet égard aussi pernicieuse que l’utopie mondialiste de la fusion des cultures. » À méditer…
Ce faisant, Laurent AUBERT s’adresse aussi à ses pairs scientifiques et invite à abandonner les étroitesses idéologiques de l’ethnocentrisme et à repenser le rôle et la perspective de l’ethnomusicologie, dont il expose à travers cet ouvrage les « nouveaux défis ». « Certains ont cru voir dans l’ethnomusicologie l’étude de musiques intemporelles et figées dans leur expression (…), déclare-t-il. Le propre d’une tradition – musicale en l’occurrence – n’est pas de conserver intact un patrimoine hérité du passé, mais de l’enrichir selon les circonstances du présent pour en transmettre les fruits aux générations à venir. »
La Musique de l’autre interpellera donc les professionnels et les spécialistes autant que tout auditeur et public lambda des musiques du monde un tant soi peu curieux d’en savoir plus sur l’objet de sa passion.
On ne manquera pas non plus de lire le dernier article de cet ouvrage, dans lequel l’auteur se livre un peu plus et rend compte de son expérience d’auditeur et de praticien de la « musique de l’autre », en l’occurrence la musique indienne et en expose le sens quasi initiatique (La Fascination de l’Inde : leçons d’une expérience personnelle). Il déclare à ce sujet : « …consciemment ou non, la quête de l’autre dans sa différence est toujours aussi une quête de soi-même à travers l’autre. » Voilà sans doute le plus beau message que nous livrent les musiques du monde, toutes tendances confondues…
Stéphane Fougère
Éditeur : www.adem.ch
(Chronique originale publiée dans
ETHNOTEMPOS n°12 – mars 2003)