Le Coffret NICO : Cinq Films de Philippe GARREL // NICO Qui a peur d’être dans le noir – Clémentine BOULARD

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Le Coffret NICO : Cinq Films de Philippe GARREL (2 DVD)
(Éditions RE-Voir)
NICO Qui a peur d’être dans le noir – Clémentine BOULARD
(Éditions Le Boulon)

En 1969, le cinéaste Philippe GARREL, épuisé entre le tournage et le montage du Lit de la Vierge, son cinquième long métrage, produit par les films Zanzibar qui sortira en 1970 (disponible en DVD dans la collection RE-Voir), décide de partir en villégiature italienne reposée et hébergée à Positano (côte Amalfitaine) dans la maison du peintre Frédéric PARDO et de sa compagne de l’époque Tina AUMONT (GARREL aurait été terrifié après avoir vu son acteur principal Pierre CLÉMENTI faire une chute d’une falaise au ralenti, sans se blesser, comme s’il était réellement une émanation du Christ).

Ce film en noir et blanc avec ZOUZOU, Pierre CLÉMENTI, Jean Pierre KALFON, Valérie LAGRANGE, Tina AUMONT et Margareth CLÉMENTI est une sorte d’errance hagarde d’un Jésus freak en réécriture hippie de la Bible avec NIETZSCHE en directeur allumé de conscience (Dieu est mort), Jésus-CLÉMENTI, à califourchon sur un âne, a très froid, prétend de façon exténuée être le sauveur annoncé par son père, erre comme un mendiant maigre un peu ahuri, tel l’idiot en haillons au milieu des villes en ruines, rencontrant la fange de l’humanité et ne sachant plus quelle annonce il doit porter aux humains, pour les sauver.

De son côté, NICO, qui a déjà publié son premier album solo, Chelsea Girl, chez Verve en 1969 (avec chansons offertes par quelques-uns de ses amoureux transis et saccage stéréo de son producteur par inadvertance ou éblouissement), vient de sortir son véritable premier chef d’œuvre entamant la trilogie de ses années 1970, le somptueux Marble Index (Elektra 1970), magistrale musique d’un chant des terres, inspirée à la fois par la poésie allemande du « sehnsucht », les fulgurances de poèmes à la façon de William BLAKE et Lord Alfred TENNYSON et un retour à une mythologie moyenâgeuse mise en scène avec une immense retenue par les arrangements scandés de John CALE en chef d’orchestre complice et attentif.

NICO songe alors à quitter New York et à rejoindre l’Italie armée de son harmonium, ainsi que Tina AUMONT qui pourrait lui décrocher un rôle chez FELLINI pour son film Casanova et qui l’invite en « true heimatlos » à venir perfectionner sa pratique nouvelle de l’instrument à soufflets qui la suivra le reste de sa vie.

C’est donc à Positano (surnommée la Capri du pauvre ou l’Ibiza « with spaghettis ») que NICO et Philippe GARREL vont se rencontrer, elle travaillant et mettant en forme en permanence ses chansons à l’harmonium, s’exilant au large sur la petite île de Galli (l’île des sirènes) pour mieux se concentrer, faisant don à son nouveau « soul brother » en recherche de musique pour son film encore en ébauche d’un morceau encore inédit écrit par elle, ce magnifique The Falconer au départ rêvée pour un autre de ces mentors ex-stonien et dont la version créée pour le film n’a semble t-il jamais été éditée (sauf peut-être dans les démos de Desertshore parues dans la compilation The Frozen Borderline parue en 2007 chez Rhino Records).

Un morceau en guise de pacte amoureux et d’offrande secrète et spontanée, comme une pure prière dans le désert qu’ils parcourront bientôt ensemble, et lui ébloui par le professionnalisme acharné de la chanteuse, actrice de sa propre légende (FELLINI, WARHOL et le VELVET UNDERGROUND) en qui il devine et pressent une femme bien plus que fatale, plus que muse, plutôt accompagnatrice complice, aiguisée et attentive de son œuvre à venir.

C’est donc le début du commencement d’une curieuse histoire faite de déflagrations, d’admiration (réciproque) de chevauchées fantastiques et de plans fixes frisant l’immobilisme entre ces deux bohémiens galactiques et lysergiques, artistes nomades (parfois très « mad »), fauchés, somnambules mutiques, perdants magnifiques, et (é)perdus en marge de tout, comme dans un rêve éveillé (retranscrit Rêve Réveiller par erreur sans doute pour un des « outtakes » de l’album Marble Index dans la compilation The Frozen Borderline) œuvrant et tissant des liens pour une collection de 7 films (le coffret en comporte 5, mais c’est déjà beaucoup et certainement suffisant), soit sept portraits de cette Fille de Feu, navigant entre la Walkyrie « on the Wild side » et la pleureuse un peu boudeuse, suicidée ou disparaissant dans les ténèbres (un leitmotiv chez NICO), sur des musiques composées par elle ou par des amis proches (ASH RA TEMPEL, cosmique éthéré et crépusculaire entrecoupé de poème de promeneuse pour le Berceau de Cristal en 1975).

Films d’extase, de passion, de trahison, de déchéance, d’abandon et d’épuisement, car chez Philippe GARREL le mouvement est toujours associé à la séparation alors que le plan fixe est celui de l’adoration et de la recherche de l’intime au travers du regard, des lèvres tremblées, des murmures presque timides et du souffle rare du modèle en apnée.

Les trois premiers films du coffret constituent une trilogie arbitraire, le cinéma de la révélation, ainsi nommé par Gilles DELEUZE en 1985, soit une lecture presque sacrée, empreinte de dévotion, centrée autour du même portrait commencé en plans larges (La Cicatrice intérieure et son mouvement circulaire à 360 degrés invraisemblable), continué en séquences muettes et froides ou brûlantes (Athanor, le feu, la glace et l’oiseau de proie du Falconer en arrière-plan) plans quasi alchimiques et débouchant en scripts approximatifs et immobiles (Un Ange Passe dans lequel NICO hante les conversations entre Maurice GARREL (père) et Laurent TERZIEFF, pose endormie sur un banc en apparition de plus en plus excentrée avec en arrière-plan une enseigne de droguerie insistante, et Le Berceau de Cristal (en portrait parallèle de Frédéric PARDO et sa compagne de l’époque Dominique SANDA), avec surtout et sur toutes les coutures, des plans étirés de la promeneuse en robe de bure noire et en bottes de cuir, soit NICO en concert, NICO dans un lit, NICO alanguie, NICO rêveuse, NICO endormie, NICO se réveillant, NICO chancelante, en proie au suicide, etc.

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Tout cela tourné dans les sous-sols de la Cinémathèque de Paris Chaillot, lieu du cinéma hanté par les ombres secrètes amassées par Henri LANGLOIS, autre fauconnier obèse, directeur bienveillant, chez qui Philippe GARREL aura toujours été chaudement accueilli (pour y montrer ses films lors de leur sortie et en chaque fin d’année en cadeau de Noël), ce Berceau de cristal, catafalque étincelant pour indiquer et sanctifier l’extrême dépouillement (de leurs vies, de leur amour), pour finir et en finir avec l’histoire de ces deux-là avec Le Voyage au Jardin des Morts en 1978 (apparition brève et muette dans les jardins du Palais Royal, pas dans le coffret) et surtout, pour solde de tout compte de cette épopée de destruction à deux, Le Bleu des Origines (52 minutes en 1979, réduits à 12 minutes dans une version restaurée et remontée sur le DVD), imprimant les dernières images du couple et de NICO (en visite chez ZOUZOU), « banshee » titubante en plans éloignés filmés à la manivelle sur les toits de l’Opéra de Paris avec un flou dérangeant pour celle qui semble être devenue une ultime sorcière de sabbat, une Irma Vep, une Belphégor échappée du Louvre sans masque (et pourtant), ou une Perséphone épuisée, une Lilith rescapée, une gargoyle errante (anges de la nuit) et lugubre arrachée sans ménagement des abysses ou du fond tiède d’un volcan encore en cendres rougeoyantes, bien loin de la chevauchée fantasmatique de la Cicatrice intérieure (neuf longues années ont douloureusement passé), accompagnée d’esprits malveillants traçant des lignes de coke plutôt que des lignes d’horizon ou des lignes de fuites autour d’elle.

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Les films de GARREL avec NICO sont des films avec la musique de NICO entourée des hommes qui la protégeront (ou essaieront de leur mieux) pendant cette période et qui tous lui survivront (Philippe GARREL, John CALE, Lütz ULBRICH) alors que la plupart des actrices qui l’ont accompagnée (les « Filles du Calvaire » comme les nomme GARREL dans un autre film) auront des destinées assez tragiques (Tina AUMONT, ZOUZOU, Anita PALLENBERG, Jean SEBERG) et la rejoindront ou l’attendront dans cet autre « Desert Shore » à Ibiza, qu’elle semble avoir quitté à regret dès leur premier film ensemble.

NICO, à l’ouverture du film posera d’emblée et sur tous les tons la question qui scellera leur aventure : « Where are you taking me », et elle est d’ailleurs créditée en tant que co-auteur du scénario du film dans la filmographie établie par Philippe AZOURY dans son bel ouvrage sur Philippe GARREL paru chez Capricci en 2013)

Le coffret évite d’y rajouter l’entièreté des Hautes Solitudes (1974), 5 minutes en bonus bienvenu, car centré sur NICO only (le film entier existe par ailleurs en DVD dans la même collection Re-Voir), qui est une autre histoire (celle avec Jean SEBERG exilée à Paris et plutôt oubliée par l’industrie cinématographique de l’époque) et des 82 minutes de chutes de film noir et blanc intenses comme poussées à l’extrême, tournées « at home » chez l’actrice blonde muette et désemparée et presque toujours au bord des larmes. Ce film étant sorti l’année où NICO publie l’ultime album clôturant sa trilogie, The End (cf. https://rythmes-croises.org/nico-the-end-pierre-lemarchand/), album marquant, après le concert-événement épiphanique à la cathédrale de Reims le vendredi 13 décembre, (jour de la Sainte Lucie) de la même année, le début de la décadence (« waxig-waning » de cette nouvelle « MoonGoddess »).

Cette période est en effet celle d’une sorte de déchéance voulue et assumée par la chanteuse exténuée et blacklistée à peu près partout et de la descente aux enfers d’une Eurydice gorgone, abandonnée peu à peu par son cinéaste orphique, faisant de ses hautes solitudes à elle son effacement radical des scènes qu’elle fréquentait auparavant (parfois de façon houleuse il est vrai), avec les groupes phares de ces années underground GONG et MAGMA en France et en ensemble pas toujours assorti, pas toujours réussi, jusqu’au retour discographique inespéré et tumultueux de son exil forcé avec l’album Drama of Exile sept ans plus tard en 1981/1983.

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Découvrir ou re-voir Le Berceau de cristal, Un ange passe ou le court-métrage Athanor dans de splendides copies restaurées permet de replonger dans ce corpus méconnu de l’œuvre de Philippe GARREL, entièrement tourné (!) vers l’art pour l’art.

La période constitue, en effet, l’essentiel de la période Johannique du cinéaste, définie avec acuité par Thierry JOUSSE dans les Cahiers du Cinéma en référence à la figure mystique de l’apôtre Jean et incarnant une parole visionnaire. Viendra ensuite, en opposition, sa période Paulinienne durant laquelle devient, à l’instar de l’apôtre Paul, l’homme du sens, le scribe qui doit (ré)écrire le récit (le réciter) et qui revient alors inlassablement sur les figures de sa période dans l’Enfant Secret, sorti en 1981 mais tourné en 1979 avec Anne WIAZEMSKY jouant NICO, puis Elle a passé tant d’heures sous les sunlights de 1984 et même le Vent de la Nuit de 1999 qui promène les deux amants de Positano à Paris en passant par Berlin, là où est enterrée NICO depuis près de dix ans, pour toujours.

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Qui a peur d’être dans le noir (« Who is afraid to be in the Dark ») sont les mots ultimes du journal de l’ouvrage signé NICO intitulé Cible mouvante, recueil de chansons, poèmes, notes, comme un début d’autobiographie paru chez Pauvert en 2001 (en version bilingue plutôt soignée) : Cible mouvante (Moving Target) « parce que la vie me suit partout » déclarait NICO qui reconnaissait son côté dilettante pour définir ses essais en prose.

C’est donc devenu en 2025 le titre d’un ouvrage plutôt luxueux (et plutôt cher), noir et blanc et « hard cover » de Clémentine BOULARD aux éditions du Boulon, avec préface presqu’inédite d’Antoine GIACOMONI (il avait déjà écrit un texte sur son livre Nico : Drama of Exile, recueil de photographies paru chez Horizon illimité en 2002). Un hommage se voulant, l’affirme son autrice, comme une plongée intime, mais plutôt, disons-le d’entrée, comme une sorte de poème instable et mal maîtrisé, à mi-chemin entre la déférence et la révérence.

En effet, le très gros souci de cet ouvrage est qu’il vient après le magnifique ouvrage analyse de Serge FÉRAY (cf. https://rythmes-croises.org/serge-feray-nico-femme-fatale/) dont les deux versions éblouissantes (in Camera, Cahiers de Nuit 1997 et Femme fatale, Le Mot et le Reste 2016) sont et seront pour toujours insurpassables et indépassées.

De plus, l’ouvrage de 2025 arrive aussi après « You are Beautiful and You are Alone » de Jennifer Otter BICKERDIKE (Faber 2021) qui s’avère, avec ses 501 pages dont plus d’une centaine de notes, d’indexes et de bibliographies très complètes, le pavé définitif (et autrement moins dans le sensationnel que le livre de Richard WITTS au titre racoleur The Life and Lies of an Icon paru lui en 1993), tous deux en anglais.

Ce livre de 2025 vient également après les deux livres de souvenirs de Lutz ULBRICH In the Shadow of the Moon Goddess (2015) et de James YOUNG Songs they never play on the Radio/The End (paru en 1992 et traduit chez Séguier en 2018) racontant chacun de très près leurs vies avec NICO à des périodes et des points de vue différents, jusqu’au final Fata Morgana, dernier concert de NICO à Berlin en 1988 avec THE FACTION (CD SPV 1994, réédité avec DVD GONZO 2019).

Ce livre de 2025 arrive également après celui d’Ari L’Amour n’oublie jamais (Pauvert 2001), récit parfois maladroit mais touchant et joliment illustré du fils de qui raconte sa mère (souvent absente et enfin retrouvée) et sa vie avec elle et après elle.

Ce livre de 2025 arrive enfin après une bio-fiction très décalée et acide d’Alban LEFRANC Vous n’étiez pas là (Verticales 2009) hommage à une NICO hilarante (malgré elle), héroïne (pas malgré elle) tout au long de ce petit livre détonnant, grinçant et sarcastique, reflétant et exagérant les tendances à l’affabulation de la « Queen of the Bad Girls », affublée par l’auteur d’un chiot (aux jappements stupides et aux yeux jaunes) et marchant à pas forcés vers Ibiza et pour cet ultime rendez-vous avec elle-même (« la grande morte increvable » page 141), moment attendu tout au long de sa vie et qui la fera, selon l’auteur, « retourner dans les galeries de ses souterrains, une veine immortelle coulant sur votre bras droit ».

Votre livre vient donc après tout cela (et d’autres de moindre intérêt), et il démarre de façon gênante en empruntant (le terme reste poli) beaucoup (trop) à Cible mouvante tout en mélangeant les dates et les intervenants et surtout en y glissant une figure de style qu’il vous faudrait mieux assumer pour qu’elle fonctionne.

Ça pourrait se rapprocher d’une sorte d’illéisme, soit le fait de parler de soi à la troisième personne du singulier afin de refléter diverses intentions du même personnage, ou peut-être se pervertir et s’affubler d’un pseudo (nom de guerre ou artefact), pour pouvoir diviser son sujet (NICO) en deux personnages et endosser le nom de Christa (gentille) pour pouvoir mieux distancier NICO (moins gentille et plus abrupte) et la faire exister ou survivre comme une persona en devenir morbide et condamnée de par ses outrances (que des clichés).

Malheureusement le dispositif traîne en longueur et devient flou (on ne sait plus qui parle et d’où elle/ça parle), et l’exercice devient donc contre-productif. L’autrice se voulant très proche de la(sa) NICO extrême ose même singer un langage fleuri et des expressions vulgaires que la chanteuse aurait pu avoir eu face à ses admirateurs transis (même si c’était vrai ça ne rajoute rien et ça donne un poids familier et lourdingue, inadapté et non à propos), passant (page 122 et bien d’autres) de l’intime à la sensiblerie, limite indécente.

Enfin, si le livre se veut un véritable hommage, il aurait fallu enlever/déchirer la photo de la page 35, faute de goût notoire, qui montre bien que pour cette naïve tâcheronne déconcertante de 2025, tout est à un (petit) niveau égal ou fade, ce qui donne un livre sans aucun relief, en superficialité mièvre, avec des propos en tous cas largement inappropriés et dérangeants pour le lecteur, chez « sa NICO de rêve » ratée.

Et pourtant, comme le rappelle Serge FÉRAY dans le dernier chapitre de son inégalable Femme fatale, intitulé Mon fantôme revient Demain, NICO restera pour toujours, pour lui et pour nous, dans ce Timeless Time dans lequel elle a passé le plus clair de sa très belle vie.

Xavier Béal

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