LE CRI DU CAIRE – Le Cri du Caire
(Les Disques du Festival Permanent / Airfono / L’Onde & Cybèle / Big Wax)
La Voix est libre. Fondamentalement. Libre de parler, libre de crier quand on l’empêche de parler. Il y a tout juste une décennie, les voix de la révolte et de la liberté se faisaient entendre dans la capitale égyptienne, Le Caire, où a été levé le couvre-feu à la suite d’un coup d’état, seulement deux ans après la Révolution égyptienne de 2011. Rien ne va plus, aussi des voix s’élèvent-elles des milieux « artivistes », des clubs souterrains. Une voix attire particulièrement celle de Blaise MERLIN, directeur de la structure de production L’Onde et Cybèle, créatrice notamment du festival international nommé… La voix est libre.
Cette voix est celle d’un étudiant chanteur, écrivain, poète et slammeur originaire d’Arabie Saoudite Abdullah MINIAWY, dont le chant soufi, murmuré, clamé ou parlé, hypnotise les scènes et électrise les réseaux sociaux en combinant spiritualité et liberté et en parant ses stances mystiques d’électro, de jazz, de psychédélisme ou de punk. Il ne tarde pas à intégrer la programmation du festival, joutant avec le oudiste tout-terrain Mehdi HADDAB ou avec le saxophoniste Peter CORSER, avec qui il enregistre un premier morceau, Purple Feathers, lors de son arrivée en France en 2016. Les deux hommes partagent une vision commune. La graine du CRI est semée.
Elle s’épanouira avec l’arrivée du violoncelliste Karsten HOCHAPEL, déjà entendu dans les RHYTHMS OF RESISTANCE de la compositrice et flûtiste Naissam JALAL, ou encore chez ODEIA, DAS RÖTE GRAS et EMBRYO. Il ne faudra pas attendre longtemps pour que l’envoûtante trompette d’Erik TRUFFAZ ne se glisse judicieusement dans les anfractuosités du terrain non balisé et avide d’ouverture du CRI DU CAIRE, qui se fera dès lors entendre dans moult festivals et scènes nationales.
Le projet a pris le temps de mûrir, de s’étoffer au gré d’improvisations qui étendent la projection du CRI dans diverses directions. Mais il fallait bien aussi à un moment donné graver ce CRI, pour qu’il se prolonge d’autant plus sur les ondes, dans les chaumières et, qui sait, dans d’autres rues encore marquées par les assauts répressifs…
La première trace discographique du CRI DU CAIRE comprend neuf pièces qui attestent de la liberté inconditionnelle de création déployée par Abdullah MINIAWY et ses complices. On aura beau craindre qu’un enregistrement fixe et fige ce qui vit surtout dans la spontanéité de l’instant, il émane de ce disque une sensation d’urgence poétique ouvrant sur une dimension émotionnelle effervescente. LE CRI DU CAIRE ne parle pas le langage de la violence musicale, mais il cultive l’extrapolation vibratoire au travers d’un univers poétique traversé de frissons subtils, d’envolées épidermiques, de méditations tressaillantes, de projections spasmodiques…
Abdullah MINIAWY décline son CRI en clameurs veloutées, en volutes homériques, en psalmodies cathartiques, en prières saillantes, alternant poésie soufie et « spoken word » sans donner à aucun moment l’impression d’un collage grossier tant son verbe éclate en fulgurances engagées. Le saxophone de Peter CORSER lui prodigue des textures appropriées, étalant des spirales sérielles dans le sillage des Steve REICH, Philip GLASS et autres Terry RILEY ; le violoncelle de Karsten HOCHAPFEL distille ses résonances baroques ou moyen-orientales tandis que la trompette d’Erik TRUFFAZ diffuse ses clairs-obscurs capiteux, tous offrent au ménestrel égyptien un écrin instrumental aux contours feutrés mais aux brèches vertigineuses, sécrétant un pouvoir magnétique.
LE CRI DU CAIRE est né d’une révolte, il en porte l’énergie motrice, mais il en extrapole aussi les projections, reliant les soifs localisées de liberté à un élan plus séculaire, spirituel, ascensionnel. Il serait facile de faire d’Abdullah MINIAWY le simple porte-parole d’une jeunesse enragée (et qui a raison de l’être), mais il est en réalité plus que cela.
En travaillant avec ces figures porteuses d’expressions nouvelles, avant-gardistes, Abdullah MINIAWY, après avoir soulevé le Caire, touche aux cœurs d’autres peuples. Il dit également toute l’impérieuse nécessité de l’écoute, du partage, de l’échange, du dépassement, du renouvellement des formes, des couleurs, des souffles, des respirations, pour que le CRI ne devienne pas trop vite aphone et qu’il puisse résonner encore plus loin.
Stéphane Fougère