L’Exil de Nik BÄRTSCH : chronique d’un concert hors du commun, le 23 octobre 2023
Bien qu’enthousiaste quant à l’œuvre musicale (cf. https://rythmes-croises.org/nik-bartsch-ronin/) et littéraire (https://rythmes-croises.org/listening-music-movement-mind-nik-bartsch/) de Nik BÄRTSCH, le rédacteur s’est dit qu’un jour ou l’autre il lui faudrait rencontrer le maître en son antre, in situ, dans le club dont il est cocréateur, EXIL, à Zurich, en Suisse. Ce fut le cas le 23 octobre 2023. Invité avec mon épouse à assister à sa prestation quasi-hebdomadaire en ce lieu fabuleux qu’il a conçu, nous avons eu le privilège de visiter le club intégralement avant le concert qu’il y donne chaque lundi quand il n’est pas en tournée à l’étranger.
À l’instar de l’esthétique sobre, dépouillée qui caractérise Nik BÄRTSCH – l’homme est féru de méditation zen et d’arts martiaux – le lieu est conçu de sorte que les spectateurs puissent focaliser au maximum leur attention sur la musique. L’éclairage y est minimaliste, les murs et le plafond noirs de la salle où se déroulent les concerts sont exempts de la moindre décoration, nonobstant le bar tenu de main de maître par l’associé de Nik pour la création du club. Un dédale de couloirs et d’escaliers conduisent au sous-sol où la salle a été créée. Outre la salle de concert, sur la scène duquel trône le magnifique piano à queue qui est à Nik BÄRTSCH ce qu’est un sabre pour un samouraï, le club comporte des locaux techniques destinés au matériel ainsi qu’une salle dédiée à la réalisation du streaming – car les concerts hebdomadaires sont accessibles en ligne chaque semaine. Une salle de repos aux tentures rouges tranche avec le noir de l’ensemble du club.
À 20h, c’est l’ouverture des portes par le maître des lieux lui-même. L’auditoire, visiblement constitué d’habitués, s’installe peu à peu dans la salle avec discrétion, nimbé des accords suspendus que distille avec finesse le guitariste Joel GILARDINI, lui aussi habitué du lieu puisqu’il a publié sur Bandcamp une compilation de ses dix ans de participation au club Exil (https://joelgilardini.bandcamp.com/album/everything-you-do-is-wrong-10-years-live-exil)
À 21h Nik BÄRTSCH, puis SHA (saxophoniste) et Nicolas STOCKER (percussionniste) s’installent sur la scène. Le trio qui, dans cette formule à trois, s’appelle Nik BÄRTSCH’s MOBILE – pour le distinguer des formules où il se produit en solo sous son propre nom, ou des formules en quartet Nik BÄRTSCH RONIN –, ne jouera qu’une seule pièce, ou du moins – pour reprendre un terme cher à Nik BÄRTSCH – un continuum de plus d’une heure. Continuum, car un concert de Nik BÄRTSCH est un voyage. Voyage duquel toute suggestion visuelle est absente, volontairement non-induite par des titres susceptibles d’orienter l’auditoire : les pièces qu’il compose sont intitulées d’un pragmatique préfixe « MODUL » suivi d’un numéro, obérant toute suggestion de climat autre qu’auditif.
Sur l’album Awase figure une composition de SHA – superbe pièce d’ailleurs – dont le titre se différencie de la nomenclature de Nik, mais reste aussi peu propice à l’orientation des auditeurs puisqu’elle s’appelle tout simplement « A ». La tenue vestimentaire très sobre des musiciens – Nik arbore une tenue vestimentaire japonisante noire – le jeu d’éclairage modéré, une gestuelle efficace et sans fioritures accentuent encore cette invitation à faire abstraction du visuel pour donner une place particulièrement vaste à ce voyage sonore auquel ce concert nous conduit, d’un tableau sonore à l’autre.
Ce fascinant voyage, qui tient à la fois de la transe et de la méditation, nous transporte à travers sa complexité rythmique subtile, dans des éclats de couleurs (Aïe ! On avait pourtant dit « pas de visuel Philippe !!! ») à des atmosphères suspendues, quasi hypnotiques.
Pour une formule aussi compacte en instrumentation (piano, saxophone ténor et clarinette basse, percussions) le tour de force majeur est de déployer une variété incroyable de timbres. Nik BÄRTSCH n’hésite pas à exploiter le piano au-delà de ses limites conventionnelles : cordes étouffées, harmoniques différentes générées sur la même corde, jeu au clavier à base d’ostinatos… Si le piano est souvent qualifié de neutre en termes de timbre, Nik BÄRTSCH lui, en tire des sonorités inouïes, utilisant mailloches et étouffoirs pour amortir les sons ou balayer les cordes d’un revers de l’ongle. Ses comparses ne sont pas en reste : SHA déploie tout un registre d’attaques très variées qui sont parfois quasiment percussives. Quant à Nicolas STOCKER, il allie une virtuosité savamment dosée à une finesse de jeu dans laquelle s’imbriquent avec grâce cymbales, fûts, clochettes et glockenspiel. L’ensemble tisse avec une osmose exceptionnelle une musique très structurée – on peut parler d’architecture sonore – où les mesures impaires dessinent, dans les graves, un filigrane obsessionnel cadencé par des ostinatos binaires dans les aiguës.
Cette épopée sonore commence justement ce soir par un ostinato. Le piano seul entame sa conquête de l’espace sonore au milieu du clavier puis élargit peu à peu la tessiture de son ostinato obsédant vers les graves et les aiguës sans se départir d’une régularité rythmique comparable à celle de la pièce MODUL 5 (enregistrée en 2021 sur l’album solo Entendre : https://www.youtube.com/watch?v=cTTO3dg3b7s). Puis SHA et Nicolas s’immiscent dans cette transe qui s’impose peu à peu, mêlant les mesures à 7 temps et les mesures à 10 temps, comme un écho – mais plus concentré – de MODUL 58 (qui est une pièce majeure de l’album Awase : https://www.youtube.com/watch?v=_-myiMTOkPU). À son paroxysme, la pièce s’ouvre tout à coup sur un temps suspendu, où les sons s’étirent sans rythme apparent. Mais cette danse qui, à l’instar de la musique indienne, exploite une tonalité dans la durée dans une intention qui répugne à la fuite, développe des couleurs sonores quasi modales comme le fera SHA dans un superbe chorus de saxo ténor, très lyrique, développé autour du mode de BARTOK.
C e chorus virtuose et sensible s’achèvera par une longue note tenue (en souffle continu, s’il vous plaît !) relayée peu à peu par Nik BÄRTSCH qui la reprendra en pinçant la corde directement avec la main gauche dans le cordier de son piano.
Ainsi cheminons-nous dans les tableaux sonores contrastés offerts par le groupe, à chaque fois saisis par le changement des climats, chacun d’eux étant à la fois amené par le précédent et pourtant en rupture avec celui-ci. L’auditeur est tenu en haleine, la musique, posée sur le souffle, devient le métronome de nos rythmes organiques.
Au terme du concert, en aparté, Nik me confiera que ce qui est essentiel pour lui, c’est la complétude entre la respiration, l’écoute réciproque et la connexion globale (avec l’environnement, le lieu, le public). Cette congruence est pour lui la clé de la réussite de la prestation.
Si la particularité qui sous-tend l’œuvre de Nik BÄRTSCH peut être résumée par l’expression « une quête d’extase à travers l’ascétisme », ne nous y trompons pas : cette apparente rigueur est tout sauf austère. La musique de Nik BÄRTSCH implique une présence d’une vitalité exceptionnelle qui anime les musiciens et mobilise l’attention soutenue d’un public enthousiaste.
Longuement acclamé au bout de sa superbe pièce de plus de cent minutes, le groupe se retire jusqu’à la semaine prochaine ; mais ne le nions pas, entendre cette musique envoûtante ferait le plus grand bien à la scène française. Alors Nik, à bientôt en France ?
Philippe Perrichon