Nik BÄRTSCH RONIN :
Entendre et Écouter en harmonie
La publication récente d’un album solo de Nik BÄRTSCH, Entendre, est l’occasion de découvrir à la fois le style unique d’un pianiste très original et les prolongements des préoccupations esthétiques bien particulières de ce musicien, telles qu’elles se concrétisent dans l’ensemble Nik BÄRTSCH RONIN. Pour ce faire, nous aborderons tout d’abord cet enregistrement Entendre puis l’application des principes de composition de Nik BÄRTSCH telle qu’elle se manifeste notamment dans l’album du groupe intitulé Awase, enregistré en 2018.
La publication de l’album Entendre coïncide, sciemment, avec la publication d’un ouvrage intitulé Listening au long duquel Nik BÄRTSCH expose sa propre philosophie de la musique. Nous aurons l’occasion d’approfondir sa démarche lors d’une interview que Nik BÄRTSCH a bien voulu nous accorder et qui est reproduite plus bas. Avant d’aborder ces deux albums exceptionnels que sont Entendre et Awase, il nous a semblé utile de faire les présentations.
Présentations
Nik BÄRTSCH : « Cette musique tire son énergie de la tension entre la précision de la composition et l’auto-contournement de l’improvisation. De la restriction auto-impliquée découle la liberté. L’extase par l’ascétisme. »
Avec le quatuor zen-funk RONIN fondé en 2001, Nik BÄRTSCH poursuit le travail plus qu’initié sur son RITUAL GROOVE MUSIC avec Kaspar RAST (batterie), Jeremias KELLER (il a pris la suite de Thomy JORDI en 2020, qui a lui-même remplacé Björn MEYER à la basse en 2011) et SHA (clarinette basse / contrebasse). Le percussionniste Andi PUPATO apporte sa contribution au groupe de 2002 à 2012. La musique du groupe suit toujours la même vision esthétique sous diverses formes instrumentales : créer le maximum d’effet par des moyens minimaux.
Malgré la multiplicité de ses influences, la musique de RONIN possède toujours une personnalité marquée. Elle incorpore des éléments d’univers musicaux aussi divers que le funk, la musique classique occidentale ou les sons issus de la musique rituelle japonaise. Cependant, ces différentes esthétiques ne sont jamais simplement juxtaposées à la manière d’un collage sonore mais constituent la base d’un matériau nouveau pour aboutir à un nouveau style.
En fin de compte, l’association subjective de ces éléments épars produit un résultat homogène, en grande partie grâce à la complémentarité des timbres instrumentaux et de la construction des motifs, souvent imbriqués, attribués à chaque instrument. Un aspect caractéristique de la musique du Nik BÄRTSCH RONIN – qui pourrait nous tenter de la qualifier de « minimaliste » – est la sobriété des phrases et des motifs, l’enrichissement et la cohésion des pièces étant obtenus par un subtil agencement des thèmes et des motifs. Cet art de l’agencement tient aussi à l’ordonnancement du répertoire. RONIN crée ainsi une esthétique cohérente à tous les niveaux d’expression musicale. La composition, le phrasé, la structure sonore, la performance et la forme musicale se combinent pour former un système d’éléments interdépendants.
Né en 1971 à Zurich. Pianiste, compositeur et producteur. Vit à Zurich. Enseignement du piano et des percussions dès l’âge de 8 ans. 1997 Diplôme de la « Musikhochschule Zürich ». 1998-2001 études de philosophie, linguistique et musicologie à l’Université de Zurich. 2003/04 séjour au Japon pendant six mois. Travail en cours sur son RITUAL GROOVE MUSIC en tant que pianiste et compositeur. Chef du groupe de rituels de musique acoustique MOBILE et souvent du quatuor zen-funk RONIN. Instructeur en « Pratique d’esthétique » à la « Musikhochschule Zürich / Winterthur » (2000-2003). Fondateur du label Ronin Rhythm Records, une plateforme de musique groove créative (depuis2006). Co-fondateur du Music club EXIL à Zurich (2009). Co-fondateur et co-directeur artistique(avec Judd GREENSTEIN et Étienne ABELIN) du Festival Indie-Classical Zurich Apples and Olives (2014). Intérêt pour l’influence et la combinaison de la musique et du mouvement, en particulier dans les techniques corporelles suivantes : Aikido, Feldenkrais, Gyrotonic.
Né en 1983 SHA est compositeur et saxophoniste. Il dirige la formation SHA’s FECKEL et est membre du groupe THE LEGENDARY LIGHTNESS.
Kaspar RAST est né en 1972 à Zurich. Il commence la batterie à l’âge de six ans. Formé au JMS de Zurich et au Drummers Collective de New York. La liste de ses concerts couvre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique du Sud. Il participe à plusieurs projets et formations suisses et participe à de nombreuses sessions comme musicien de studio.
Jeremias KELLERS est né en 1986 à Badenn et vit à Bernedepuis 2007. Guitariste autodidacte, il apprend le piano, la batterie et finalement la basse au HKB Jazz. Il participe activement à plusieurs formations de styles différents. Il est compositeur et leader du groupe Jeremias KELLERS VERTIGO.
Entretien avec Nik BÄRTSCH
La sortie conjointe de votre album Entendre et de votre ouvrage Listening n’étant probablement pas un hasard, pouvez-vous nous dire en quoi l’un éclaire l’autre ?
Nik BÄRTSCH : L’écoute en tant qu’attitude devient de plus en plus importante pour moi, dans la musique, dans les arts martiaux, dans la vie en général. Cette notion d’écoute inclut le respect, l’affection, l’ouverture, la réactivité, l’intérêt pour le partenariat et la convivialité. Faire de la musique ensemble est l’activité la plus élevée et la plus difficile qui soit. Elle a également besoin de l’écoute du public. Tout le monde doit être capable d’écouter. L’écoute comme moyen de rendre possible l’inaudible. On doit bien s’entendre.
Quelles questions fondamentales sur la musique vous ont amené à écrire Listening et à qui le destinez-vous ?
Nik BÄRTSCH : Nous négligeons de nombreux aspects de notre vie quotidienne en raison de leur apparente banalité, de leur simplicité et de leur caractère familier. Nous ne les remarquons pas parce qu’ils se trouvent juste devant nos yeux – ou nos oreilles. Cette constatation me fait réfléchir encore et encore aux principes de base de la vie et de l’art : équilibre, communication, communauté, dramaturgie. Et cela soulève toutes sortes de questions apparemment inutiles, triviales ou amusantes. J’en ai partagé quelques-unes avec vous ici, ainsi que certaines de mes réponses. Alors ce livre veut vous écouter – vos pensées, vos commentaires et votre silence attentif. Les enfants ont besoin d’équilibre pour apprendre à marcher et ils sont des observateurs remarquablement précis. Travailler sur ces deux qualités, l’équilibre et l’attention, est un effort de toute une vie. L’écoute attentive est la compétence la plus importante d’un musicien. Comme nous le montrons dans ce livre, c’est une attitude, une qualité interactive, une stratégie d’action orientée vers le partenaire.
Pouvez-vous nous parler de l’influence qu’a la culture japonaise sur votre musique ?
Nik BÄRTSCH : C’est un peu comme dans le livre de Roland BARTHES L’Empire des signes : la proximité avec l’intériorité et, à la fois, la grande distance de la culture Japonaise ont été très fécondes pour mon itinéraire personnel. Cependant cette question appelle une longue réponse qui est tout l’objet du livre Listening.
Je vous promets que dans les semaines qui viennent, nous nous ferons un plaisir d’aborder votre ouvrage. Quels sont vos projets pour les mois qui viennent ?
Nik BÄRTSCH : Je travaille toujours avec mes groupes MOBILE et RONIN et nous travaillons sur de nouveaux programmes. J’écris également des pièces de musique de chambre et en ce moment une pièce pour violon et piano.
Entendre – Nik Bärtsch (piano solo)
(ECM 2703)
Entendre est, comme le titre de l’album l’indique, un appel à la mobilisation auditive intégrale. Sciemment, et, comme à son habitude, Nik BÄRTSCH ne documente pas le livret joint au cd au-delà des titres et des informations minimales requises, et il est remarquable que les titres soient aussi peu évocateurs que la mention Modul suivie d’un numéro. Cela s’applique également aux productions enregistrées du groupe. Il s’agit probablement ici d’un choix délibéré de ne pas induire une orientation d’écoute qui soit autre qu’auditive.
La remarquable sobriété de l’esthétique du groupe lors de leurs prestations (tenues noires, éclairage minimaliste) ou de Nik BÄRTSCH seul en scène sont une invitation à focaliser l’attention de l’auditeur sur la seule musique. Ne nions pas que Nik BÄRTSCH paraît ici faire correspondre sa musique et sa mise en scène à un goût prononcé pour la sobriété de l’esthétique du Japon dont il est fortement imprégné – il y a vécu pendant six mois. Son goût extrême-oriental va d’ailleurs bien au-delà de la simple esthétique : le nom de RONIN fait ici référence aux samouraïs sans maîtres, qui, du fait de la disparition de leur shogun (seigneur auquel ils étaient dévoués corps et âme), devenaient des marginaux redoutés, hommes libres certes, mais craints parce que forgés au feu d’un code de conduite de la plus haute exigence, le Bushidô.
Portons donc à présent notre attention sur les trois premières pièces de Entendre – non que les suivantes ne soient pas tout aussi passionnantes, mais il nous faut aussi vous préserver la saveur de la découverte.
Modul 58_12 ouvre la danse. Un motif en Fa, sobre et répétitif, en ostinato, sur une mesure en 7/8, conquiert peu à peu l’espace, s’enrichit et, déjà, la « manière » de Nik BÄRTSCH, typique de nombre de ses compositions se fait jour ici. Superpositions de motifs rythmiques à deux temps, sonorités mystérieuses dues au recours fréquent chez lui au « piano préparé » qui parfois devient un instrument de percussion, avec, toujours le souci de juxtaposer des timbres contrastés, cristallins, étouffés ou étirés dans l’espace sonore. Entrer dans cette musique, c’est accepter un voyage intime, mystérieux qui semble s’inscrire au-delà du temps, au-delà de l’espace et s’estompe pour céder au silence qui est ici une vacuité suggérée et contenant tous les possibles.
Modul 55 nous entraîne à pas de velours dans une ambiance nocturne où déferlent quelques vagues ponctuées d’accords clairs posés sur un rythme qui paraît hésitant, comme le pas d’un pèlerin égaré. Ce petit thème en mi/si/fa# devient un instant plus fluide et bascule tout à coup en mib, tandis que la main droite égrène quelque mélodie naissante que n’aurait pas reniée BARTOK. Un jeu d’accords en quintes à la main gauche ponctue cette recherche d’une pulsation qui cherche son chemin dans ce cheminement solitaire et intimiste.
Modul 26 pose sa petite mesure en 5/8 dans les aigus tandis que des motifs mélodiques hésitent entre modes majeur et mineur. Peu à peu l’espace vers les graves se conquiert et ce qui va être la tessiture de la pièce semble s’imposer. Clin d’œil volontaire ? Les familiers de la musique de Steve REICH ne se sentiront pas perdus dans ces motifs et ces modulations successives au caractère hypnotique. Chaque main semble ici avoir sa vie propre au point d’en oublier qu’un seul musicien est à l’œuvre, et ce avec un sens aigu de la précision.
Les modulations s’enchaînent selon des principes inattendus nous entraînant à travers un véritable kaléidoscope d’émotions. Les articulations se forment autour des intervalles de seconde, de neuvième… et surgit cette basse de main gauche en 19/8 sur laquelle se posent des motifs en 2/4 dans les aigus et les médiums, notre samouraï serait-il aussi derviche tourneur ? Mais les cordes étouffées sur les accords en quinte semblent indiquer à nouveau cet appel au silence d’où la pièce est issue. Pour qui connaît la musique du groupe Nick BÄRTSCH RONIN RYTHM CLUB, nul doute que nombre de pièces sont ici en gestation pour un développement futur jonglant avec toutes ces superpositions mélodiques, harmoniques et rythmiques.
« Teasing » de l’enregistrement de Entendre :
https://www.youtube.com/watch?v=XpBUfZ_AcS4
Modul 26 et plus loin l’extraordinaire Modul 5, par leur profusion obsessionnelle de thèmes mélodiques et rythmiques brefs et imbriqués partagent et exposent beaucoup d’aspects typiques de la musique du Nick BÄRTSCH RONIN RYTHM CLUB et nous fournissent l’occasion de nous pencher à présent sur l’album Awase.
C’est fortuitement, lors de la retransmission d’un concert du groupe sur la chaîne Mezzo en 2020, que le chroniqueur a découvert la musique de Nick BÄRTSCH RONIN RYTHM CLUB et est, dès lors, « tombé en amour » de cette musique dynamique et aérée, mais aussi de son exécution sobre et élégante – d’où ne sont pas exclues complicité et dynamisme. Et c’est précisément une des pièces figurant sur l’album Awase qui a emporté mon enthousiasme, pièce intitulée Modul 58.
Awase – Nik Bärtsch Ronin
(ECM 2603)
Si le livret joint au CD est à peine moins sobre que celui de l’album Entendre y figure en page 4 cette simple phrase de Roland BARTHES, tirée de son merveilleux ouvrage L’Empire des signes, digne d’un koân zen : « Le signe est une fracture qui ne s’ouvre jamais que sur le visage d’un autre signe. » Autour de Nik BÄRTSCH au piano, nous avons pour cet enregistrement de 2018 SHA à la clarinette basse et au saxophone alto, Thomy JORDI à la basse et Kaspar RAST à la batterie. Six compositions figurent sur cet album, Modul 60, Modul 58, A, Modul 36, Modul 34, Modul 59. Excepté A, composé par le saxophoniste SHA, toutes les pièces sont dues à Nik BÄRTSCH. Si Modul 60 peut être considéré comme une « Ouverture », une entrée en matière sonore qui permet à l’auditeur de se familiariser avec les couleurs instrumentales si particulières et si homogènes du groupe, avec Modul 58 on entre dans le cœur des préoccupations musicales du pianiste et du groupe.
Un ostinato dans les graves du piano ouvre un espace d’où s’élève peu à peu une mélopée au saxophone et tout à coup la pulsation, d’abord suggérée, s’affirme soudainement, se déclinant à la fois sur deux mesures qui se décalent en permanence, en sept et en cinq temps. L’osmose entre les timbres des instruments dans cette pièce atteint ici une sorte d’apogée : les staccatos à la clarinette basse, appuyés par une batterie au son mat s’imbriquent tantôt avec la basse ou la main droite du piano.
En amateur friand de ces mesures impaires il est difficile d’éviter de faire le parallèle avec un certain passage de M.D.K. de Magma intitulé Zïss ünt etnäh. Ici le caractère obsessionnel de cette superposition conduit à une sorte de transe -le morceau ne quitte qu’à la fin la tonalité de Do# tout en l’ouvrant avant les dernières mesures- mais ici, ce qui est remarquable, c’est la sobriété de moyens mis en œuvre pour arriver à cette expressivité puissante. Elle est typique et très représentative de l’osmose voulue et ici obtenue par le groupe.
Le mariage ou le contraste des timbres, combinés à une rigueur de mise en place et une sobriété de chaque partie instrumentale renforce l’effet de cohérence obtenu par les imbrications et les superpositions mélodiques et rythmiques. Avec A, pièce composée par SHA, l’ambiance incantatoire cède la place à une lente montée en puissance ou la ligne de basse se décale sur une alternance de mesures à 3/4 et 4/4 où chaque partie instrumentale bien détachée va faire monter la pièce en intensité.
Mais une fois encore, nous sommes ici en présence d’un souci de cohérence avec une répartition des éléments du puzzle dévolue à chacun de ces quatre brillants instrumentistes. L’importance scénique de cette musique tient à cœur à cette formation: elle se produit fréquemment au club Exil à Zurich, dont Nik BÄRTSCH est un des fondateurs, club qui propose des concerts en ligne et en live. La scène de l’Exil est dédiée à des musiques qui ont usuellement peu la faveur de nos grands médias fortunés et omnipotents.
Il est temps d’approcher cette musique et en voici quelques aperçus partiels :
Fragment 3 au Festival de Jazz Baltica en 2011 : https://www.youtube.com/watch?v=74dPldwWSuc (n’est plus disponible)
Modul 58 au Club EXIL à Zurich en 2018 :
https://www.youtube.com/watch?v=_-myiMTOkPU
Extrait de la session d’enregistrement de Awase (il s’agit du Modul 58) :
Discographie Nik BÄRTSCH solo :
https://www.nikbaertsch.com/solo
Discographie RONIN (quartet) :
https://www.nikbaertsch.com/ronin
Discographie MOBILE (trio) :
https://www.nikbaertsch.com/mobile
Article, chroniques et entretien réalisés par Philippe Perrichon