Listening : Music, Movement, Mind – Nik BÄRTSCH

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Listening : Music, Movement, Mind – Nik BÄRTSCH
(Lars Müller Publishers)

Une fois n’est pas coutume, la rubrique proposée aujourd’hui, et promise en juillet 2020, si elle concerne bien la musique – et quelle musique ! – et un musicien – et quel musicien ! – vous invite à partager la philosophie musicale du pianiste et compositeur Nik BÄRTSCH dont nous nous étions entretenus au printemps 2020 (https://www.rythmes-croises.org/nik-bartsch-ronin/) non pas à travers un enregistrement sonore mais à travers l’expression littéraire de sa philosophie et de sa vision de la musique. Nous avions d’ailleurs promis à Nik BÄRTSCH d’évoquer son ouvrage lors de l’entretien qu’il nous avait alors accordé. Il nous a semblé important de replacer, de fait, cette écoute dans le contexte philosophique et musical que prône Nik BÄRTSCH et dans lequel ses œuvres en solo, en trio ou en quartette s’inscrivent. Cette découverte de ses conceptions musicales vont nous conduire à rencontrer des personnages hauts en couleurs, qu’ils soient pluricellulaires ou monocellulaires. Bon voyage !

Listening, le manifeste musical et philosophique de Nik BÄRTSCH

C’est sans doute dans son ouvrage Listening : Music, Movement, Mind, publié en 2020 que Nik BÄRTSCH expose le plus clairement l’esprit dans lequel il compose et interprète sa musique, que ce soit en solo ou en groupe. Le titre d’un de ses albums solo qui nous en fournissait déjà la clé était Hishiryo, publié en 2002. Ce terme japonais apparaît parfois dans quelques conférences de Taisen DESHIMARU qui importa une forme particulièrement sobre, dépouillée mais non moins profonde du Zen Soto en Occident dans les années 1970. Le lecteur curieux pourra se reporter à l’ouvrage Les Deux Versants du Zen co-signé par Taisen DESHIMARU et un de ses fidèles disciples  et continuateurs, Philippe COUPEY, qui transcrivit nombre des enseignements de ce maître iconoclaste décédé en 1981.

Qu’entend donc DESHIMARU par « Hishiryo », cette forme de conscience dans l’acte dont se réclame – et que s’applique – Nik BÄRTSCH dans sa pratique musicale? Le mieux sera de donner ici la parole à Taisen DESHIMARU lui-même, en proposant, tout d’abord, les préalables précisés en notes par Philippe COUPEY page 174 :

«Shiryo est la pensée comprise comme activité du mental : c’est le raisonnement analytique qui est en jeu. « Fusishiryo » est la véritable absence de pensée, l’intervalle entre deux pensées. En restant dans la pensée ou la non-pensée, la conscience demeure sur un plan conditionné, on n’est pas libre. « Hichiryo » est au-delà des deux états précédents : c’est une conscience dans laquelle apparaissent les pensées mais qui ne dépend pas d’elles. Aussi, même si des pensées apparaissent, l’esprit ne le sait pas. » 

En page 42 du même ouvrage, Philippe COUPEY nous dit encore : « Hishiryo est la conscience qui embrasse toutes les contradictions. Elle est au-delà de pensée et non-pensée, et non uniquement un état de non-pensée. Hishiryo est action dans le moment présent, ce n’est pas un concept».

L’expression « conscience agissante » conviendrait-il-pourvu qu’elle soit dépourvue de cette latence inhérente à la préméditation propre à l’engagement qui suit une décision limitée au plan mental (« shiryo » ayant pour centre névralgique le lobe frontal) ?

Taisen DESHIMARU nous dit : « […] la somnolence est appelée « kontin », [alors] l’esprit sombre et devient flou. « Sanran » est l’opposé : l’esprit s’agite et se disperse. La conscience hishiryo exclut kontin et sanran. Elle est au-delà de la conscience [ordinaire]. […] Par l’esprit d’hishiryo vous trouvez la vraie liberté. Si vous devenez hishiryo, kontin et sanran s’évanouiront.»

Note: ce conseil est donné dans le cadre des obstacles que peut rencontrer un méditant dans la pratique de zazen, la méditation assise. « Comment penser sans penser? Comment, sans penser, penser? Hishiryo. Hishyrio est le secret de zazen. C’est la méthode secrète du zen. « Hi » signifie « absolu, au-delà », et « shiryo » penser. Aussi la pratique transcende-t-elle le penser. Concentrez-vous ici et maintenant. C’est le sens de la sesshin (de l’enseignement, de la pratique).Comment penser du tréfonds de la pensée? Comment ne pas penser du tréfonds de la non-pensée? Hishiryo-tei.(« tei » signifie « fond » ou « état »).

Comment résoudre les contradictions qui existent entre le cerveau frontal – l’intelligence qui raisonne et calcule – et le cerveau profond, le thalamus ? Il est plus difficile à l’être humain qu’aux animaux de fonctionner au moyen du thalamus. Mais il est vrai que chez les peuples autochtones, par exemple, le thalamus est très fort (1). L’intellect préfère utiliser son cerveau frontal, ses capacités mentales plutôt que son cerveau instinctif, forgé par l’expérience concrète. Un formidable déséquilibre s’est créé entre ces deux cerveaux, et cette asymétrie provoque la plus terrible crise dans l’histoire de la civilisation moderne. […] Nous sommes instinctivement mus par le cerveau profond. (2) »

(1) cf les travaux du psychiatre portugais Antonio Lobo ANTUNES

(2) cf les travaux du neurobiologiste français Jean-Didier VINCENT. 

Le blob, prototype monocellulaire sans cerveau et pourtant doué de mémorisation, d’apprentissage, et de prise de décision

Il est intéressant de relever dans l’ouvrage Listening comment Nik BÄRTSCH s’approprie et met en œuvre ce type d’approche (hishiryo) dans sa pratique musicale. Préalablement, Nik BÄRTSCH attire notre attention sur la capacité corporelle d’apprentissage sans recours à la mémorisation cérébrale du lobe frontal. L’exemple saisissant qu’il choisit pour démontrer cette capacité corporelle est celui du blob – il sera judicieux de se référer à Listening (malheureusement non-disponible en version française actuellement) pour découvrir in-extenso les parallèles qu’il établit entre les arts martiaux (aïkido,kendo), qu’il pratique à un niveau élevé, et la musique, tant aux plans de la composition que de l’interprétation ou de l’improvisation.

« Le blob évolue entre différents aspects et prend des formes diverses, allant de la taille d’une amibe à celle d’un champignon pouvant mesurer plusieurs pieds, cependant, le blob n’est ni un animal ni une plante. C’est un organisme unicellulaire doté de « plusieurs têtes ». Il n’a pas d’yeux mais est capable de détecter sa nutrition. Dépourvu de bouche et d’estomac, il peut cependant digérer sa nourriture. Sans ailes ni jambes il peut se déplacer de 4 cm par heure.

Il peut constituer un réseau de connexions entre différentes sources de nourriture et trouver le chemin le plus court d’un labyrinthe. Sans cerveau, il peut apprendre à se mouvoir au milieu des obstacles et si deux blobs sont mis en contact, la connaissance [issue de l’expérience] de l’un est transférée à l’autre.

Juste une cellule, et déjà, il peut percevoir son environnement, prendre des décisions et apprendre. Le blob peut apporter de nouvelles connaissances sur les origines de l’intelligence et de la cognition. La créativité ne signifie pas toujours analyser et répondre intellectuellement mais surtout découvrir un espace et une situation avec une conscience corporelle intuitive. »

Citant Miyamoto MUSASHI (1584-1645), samouraï devenu ronin (samouraï sans maître), philosophe, stratège, et maître du sabre, auteur entre autres du Traité des Cinq Roues, Nik BÄRTSCH nous dit que «le but de l’entraînement d’aujourd’hui est de vaincre la compréhension d’hier.»

Si le leitmotiv de Nik BÄRTSCH est « L’extase par l’ascétisme », la dimension émotionnelle de sa musique est aussi liée au fait que, cette vision, toute de rigueur et de discipline, axée sur une quête de sens qui, partant de la musique s’étend, pour lui, à la vie toute entière, n’exclut pas (ou permet, de surcroît) chez ce musicien une dimension poétique certaine qui le fait dire : « L’évolution de la musique contient encore de nombreuses inconnues, mais en partageant l’esprit d’exploration motivé par une curiosité de scientifique, un compositeur peut découvrir de nouvelles créatures musicales dans la mer profonde de la créativité jour après jour.»

De fait, la musique de Nik BÄRTSCH est la parfaite illustration de cette sobriété inhérente à une forme d’ascétisme dont la culture japonaise lui a fourni le fond – plus encore que sur la forme – et les interprétations données par son Nik BÄRTSCH RONIN RYTHM CLUB démontrent ce mariage particulièrement cohérent des timbres et des couleurs, osmose dont le ciment vivant qui en lie les interprètes n’est pas étranger.

L’ouvrage Listening est bien plus vaste que les seuls aspects – néanmoins saillants – abordés ici et nous ne saurions trop inviter amateurs de musique et musiciens à en prendre connaissance tant il est riche de considérations sur tant de domaines en rapport avec la composition, l’interprétation ou encore l’improvisation musicales, aussi bien dans le jazz que dans la musique classique ou la musique contemporaine.

Philippe Perrichon

Site : Book: Nik Bärtsch – LISTENING Music – Movement – Mind (nikbaertsch.com)

Page Éditeur : Listening | Lars Müller Publishers (lars-mueller-publishers.com)

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