Doug COX & Salil BHATT with Ramkumar MISHRA – Slide to Freedom
(Northern Blues Music)
Amateurs de métissages à base de cordophones « glissants », cet album risque fort d’être votre « saint-graal » de l’année 2007 ! Le blues du Delta du Mississipi y croise en effet la musique indienne avec une telle évidence qu’on en oublie dès les premiers échanges de notes que ces deux idiomes musicaux sont nés aux antipodes l’un de l’autre.
Déjà, en 1992, la « rencontre près d’une rivière » du blues et de la musique classique indienne avait favorablement défrayé la chronique. À cette époque, les protagonistes de cette croisée des styles – à savoir cette étoile américaine du folk et du blues qu’est Ry COODER et cet instrumentiste novateur de la musique indienne qu’est Vishwa Mohan BHATT, ancien disciple de Ravi SHANKAR et créateur d’un nouveau type de guitare « slide », la « mohan vîna » – avaient à peine fait connaissance et leur session d’enregistrement avait été largement improvisée, pour le brillant résultat que l’on sait. Mais qu’en aurait-il été si les deux artistes avaient pris le temps de répéter plus longtemps ? Quinze ans plus tard, la réponse est en quelque sorte donnée dans ce nouvel épisode des métissages indo-blues que représente Slide to Freedom, qui met en scène de nouveaux protagonistes.
Le compositeur Doug COX est connu pour être l’un des meilleurs guitaristes slide du Canada, ayant travaillé avec Chuck BRODSKY, Ken HAMM, Amos GARRETT, Long John BALDRY, etc. Ses talents de multi-instrumentiste s’exercent à la guitare à résonateur Dobro, mais aussi à la guitare Weissenborn ou encore à la « national mandolin », et on a pu notamment l’entendre dans la bande originale du film de Terry GILLIAM, Tideland.
Salil BHATT n’est autre que le fils de Vishwa Mohan BHATT et représente la dixième génération de musiciens de la lignée BHATT. De fait, il est aussi le disciple le plus prometteur du célèbre concepteur de la mohan vîna, cette guitare slide indienne dotée de quatre cordes mélodiques, de trois cordes « chikari » (« cordes-bourdon ») et de douze cordes sympathiques (« tarabs »), et dont on joue avec un petit cylindre d’acier. Le modèle de mohan-vîna dont joue Salil BHATT est une « satvik-vîna », qui possède trois cordes principales, cinq chikaris et douze cordes sympathiques.
Vingt années de pratique ont été nécessaires à Salil pour maîtriser cet instrument et parfaire son style, qui incorpore autant des éléments de musique instrumentale (« tantrakari ») que de musique vocale (« gayaki ») et qui se caractérise par ses « taans » (phrasés) ultra-rapides.
Doug COX et Salil BHATT ont pris le temps de répéter, et donc de se connaître, pendant plus d’un an avant d’enregistrer Slide to Freedom, qui se distingue par sa fluidité, sa fraîcheur, et l’esprit de complicité qui émane des deux guitaristes, accompagnés pour l’occasion par le joueur de tabla Ramkumar MISHRA, dont les rythmiques s’adaptent parfaitement au propos.
Hommages sont ainsi rendus à des légendes du blues du Delta tel Mississipi John HURT, avec cette reprise de Pay Day, et Blind Willie JOHNSON avec cette version de Soul of a Man, qui mettent en évidence le timbre vocal typiquement blues de Doug COX (qui a aussi composé la chanson Beware of the Man). Les autres pièces sont instrumentales et certaines ont un feeling indien plus marqué, tel Arabian Night et Bhoopali Dance, prétextes à de sinueux et étincelants « phrasés croisés » entre les guitares à résonateur de COX et la satvikvîna de Salil qui donnent l’air de s’être toujours connues.
La cerise sur le gâteau, c’est que Vishwa Mohan BHATT en personne et sa mohan-vîna sont invités sur deux titres : la reprise de Soul of a Man, et Father Kirwani, une composition de son cru au thème mélodique imparable. La présence de Vishwa Mohan BHATT dans ce projet sert moins de faire-valoir (Doug, Salil et Ramkumar tiennent la dragée suffisamment haute) que de caution artistique, façon d’inscrire Slide to Freedom comme suite logique des précédentes rencontres entre blues et musique indienne auxquelles le père de Salil et de la mohan-vîna a déjà contribué (un album avec Ry COODER).
Juste retour des choses, l’album se clôt sur une pièce hypnotique et capiteuse au titre en large forme de clin d’œil : Meeting by the Liver, ça ne s’invente pas !
Slide to Freedom brouille avec nuances et subtilité les codes du blues et de la musique indienne, au point que l’on finit par ne plus distinguer les transitions d’un genre à l’autre, signe d’un croisement réussi. C’est un peu comme si la même âme résonnait du Mississipi au Gange. Cet album donne en tout cas une belle illustration du partage des eaux.
Stéphane Fougère
Site : www.vishwamohanbhatt.com
Label : www.northernblues.com
(Chronique originale publiée dans
ETHNOTEMPOS n°32 – mai 2007)