Liu FANG & Malcom GOLDSTEIN – Along The Way
(Philmultic)
Au-delà des métissages servant plus ou moins d’arguments marketing, il y a des rencontres artistiques qui fusionnent et dépassent les acquis culturels. Ce sont ceux-là en priorité qui permettent à la musique d’avoir une résonance vivante en s’inscrivant dans une création sonore qui engage les profondeurs de l’esprit. La rencontre qui nous occupe ici est de celles que l’on jugerait volontiers impensables, voire incongrues, sur le papier. Que peuvent avoir en commun la musique traditionnelle chinoise et la musique occidentale contemporaine ? A priori, pas grand-chose. Mais quand elles sont servies par deux personnalités artistiques aussi ouvertes et aiguisées que Liu FANG et Malcolm GOLDSTEIN, alors elles peuvent matérialiser l’impensable.
Originaire du Yunnang, en Chine, installée au Canada depuis 1996, Liu FANG est une jeune artiste de renommée internationale, virtuose de deux instruments traditionnels chinois, le luth piriforme « pipa » et la cithare sur table « guzheng », qui illustrent plus de 2000 ans de tradition musicale chinoise. Précisons toutefois que, dans cette rencontre, elle ne joue que du pipa. Ce luth est doté de quatre cordes métalliques et d’une trentaine de frettes, ce qui lui permet de s’exprimer dans un registre de quatre octaves. Liu FANG a développé différentes techniques de jeu à deux mains combinant trémolos, pizzicatos, roulements et bruitages divers.
Ici, c’est avec le violoniste et compositeur américain Malcolm GOLDSTEIN que Liu FANG croise ses cordes. Le parcours musical de GOLDSTEIN s’étale sur pas loin d’une cinquantaine d’années dans le domaine des musiques nouvelles et de la danse puisque, depuis les années 1960, il co-dirige le TONE ROADS ENSEMBLE et participe au Festival de l’Avant-Garde à New-York City, ainsi qu’à l’Experimental Intermedia Foundation. Connu pour être l’un des plus grands maîtres de l’improvisation live, Malcolm GOLDSTEIN a révolutionné le jeu et les propriétés sonores du violon à travers ses improvisations appelées Sondages.
Along The Way est un double album dont la perspective s’inscrit dans le « projet de la soie et de l’acier » dirigé par Liu FANG et qui s’emploie à favoriser les rencontres entre musiciens de diverses cultures en vue de créer des musiques nouvelles.
Le CD1 illustre à merveille le processus de rapprochement entre deux sensibilités que, d’apparence, tout sépare. Il alterne duos et solos, morceaux traditionnels chinois et pièces contemporaines, compositions ancestrales et plus modernes, et improvisations. Toutes les trouvailles sonores de Malcolm GOLDSTEIN sont exposées dans l’une de ses compositions (« Mes pieds sont fatigués mais mon âme est reposée ») qui prend la forme d’un blues mais qui pulvérise sans vergogne les limites du genre pour le propulser dans un univers plus scabreux. Auparavant sur le disque, on aura goûté la façon dont le même GOLDSTEIN exprime son art de façon oblique en adaptant une chanson populaire bosniaque (Un oiseau ne chantait pas) jadis transcrite par Béla BARTOK et que le violoniste transmute en une fantaisie improvisatoire.
En face, Liu FANG développe toutes les possibilités techniques de son luth piriforme, variant les tonalités et les nuances, entre délicatesse et fermeté, à travers des pièces traditionnelles inspirées par l’art pictural chinois et la spiritualité taoïste, ainsi qu’une pièce plus contemporaine.
Deux autres pièces inspirées par la tradition chinoise font l’objet d’adaptations en duo. Sur le bien-nommé Chants au-delà des frontières, Liu FANG et Malcolm GOLDSTEIN exposent à tour de rôle leurs conceptions de l’interprétation, et comme on peut si attendre, le résultat est riche en contrastes et en antagonismes. Et pourtant, on entrevoit déjà la manière dont ces différences culturelles peuvent trouver un terrain de jeu commun, les deux artistes ayant poussé très loin l’un et l’autre les techniques de jeu de leurs instruments respectifs.
Et quand le violon de GOLDSTEIN s’immisce dans les dernières minutes d’une pièce chinoise ancienne démarrée par le pipa extatique de FANG (Pins sous la neige tombante), on réalise que le dialogue est possible quand les techniques permettent aux musiciens de dépasser leurs cadres idiomatiques et se laissent aller à tisser des textures sonores inédites. Enfin, une improvisation duelle (Au-delà de toute frontière, le ciel) donne une idée très claire de la direction qui sera prise sur le CD 2.
Sur ce dernier, toute connexion avec les codes de la tradition chinoise tout comme avec le jeu « normal » de violon est rompue. Comme portés par un vent de liberté balayant les bagages culturels et les histoires personnelles des deux instruments en lice, Malcolm GOLDSTEIN et Liu FANG s’engagent à corps perdu dans une série d’improvisations qui s’inscrivent dans un espace d’écoute attentive débouchant sur l’entente parfaite.
Frictions, grincements et crissements chez l’un, frisottis, pincements et claquements chez l’autre, le vocabulaire déployé par le violon et le pipa exigent aussi une participation active de la part de l’auditeur dans son écoute. Certains diront que ce n’est plus de la musique. C’est en effet plus que cela : de la pure poésie sonore, altière et intransigeante. Mais il s’y raconte tant de choses et il s’y exprime tant d’humeurs : belliqueuse, agressive, fébrile, tendue, gaillarde, ludique, effrontée…
Fracas et froissements n’empêchent nullement le silence de nourrir une autre forme de tension. Il y a toujours deux musiciens, mais un seul langage, terriblement dense et élaboré. Et dans ce singulier dialecte, il ne reste que l’être et le son, l’ici et le maintenant, sur « le long du chemin »…
Stéphane Fougère
Sites : www.liufangmusic.net/French
www.philmultic.com/artists/goldstein
Label : www.philmultic.com
(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n°32 – septembre 2012
et dans ETHNOTEMPOS)