Luis de la CARRASCA – Baró Drom
(Andalouse Alhambra)
« Cante », « baile », « toque » ; respectivement : chant, danse et accompagnement musical. Tels sont les éléments, essentiels, infrangibles, qui ont irrigué l’art du flamenco. La représentation universelle de ce dernier a toujours été et sera toujours conçue autour de cette triade chant, danse et guitare, trois formes d’expression qui non seulement se complètent mais se sont développées et se sont enrichies mutuellement depuis l’apparition de cet art à la fin du XVIIIe siècle et qui caractérise la culture andalouse. Certes, plusieurs styles de flamenco ont depuis fait leur apparition, en fonction des conjonctures sociales, politiques, économiques et des circuits dans lesquels il s’est déployé. De simple chant a capella qu’il était à l’origine dans l’axe géo-culturel formé de Séville, Cadix et Jerez, joué lors des veillées dans les grandes propriétés de « latifundios », le flamenco s’est répandu et professionnalisé au contact des « cafés cantantes » et de l’opéra, quitte à subir une folklorisation subreptice et à perdre au passage la rugosité première de son « cante jondo » (chant profond).
Il a trouvé un nouveau souffle en puisant à ses sources au XXe siècle ; et les créations de festivals et l’essor du support discographique ont favorisé l’émergence d’un flamenco contemporain aux multiples facettes et aux créations plus « fusionnelles », que l’on appelle parfois « flamenco nuevo » (nouveau flamenco), s’ouvrant de plus en plus à l’universel et à la modernité. Tout est toujours possible, à condition de ne pas perdre les fondamentaux du flamenco : présence centrale du chant, de ses structures en rimes et en strophes (« copla »), et de sa palette de schémas rythmiques (« compás »). Digne représentant du flamenco en France, Luis de la CARRASCA joue à la fois le rôle de dépositaire de cet art flamenco profondément enraciné et d’initiateur de pistes nouvelles. Son nouvel album, Baró Drom, reflète admirablement cette dichotomie de l’enracinement et du mouvement.
Originaire de la province de Grenade, à Huéscar, Luis de la CARRASCA est né dans une grotte (les hôpitaux affichant complets ce jour-là), a grandit dans un milieu rural et s’est initié en autodidacte à l’art flamenco tout en assurant son métier de berger. Porté par sa passion du cante jondo, Luis a travaillé intensivement à devenir un « cantaor », en s’illustrant dans diverses veillées privées, férias à Ibiza, Grenade, Alicante, Palma de Mallorca, en rencontrant et en travaillant avec d’autres groupes et artistes (notamment le danseur gitan Juan RAMIREZ), avant de s’installer en France en 1991, plus précisément à Avignon.
Depuis, il s’est illustré dans le fameux festival off de cette ville avec sa compagnie Flamenco Vivo, avec laquelle il a monté (et monte toujours) plusieurs spectacles (disponibles en DVD) visant à valoriser l’art flamenco à travers des adaptations d’œuvres de théâtre classique et contemporain dont il a composé la musique et qui ont servi de tremplins à de jeunes talents. C’est également à Luis que l’on doit la création de l’association Andalouse Alhambra, qui s’est fixée pour ambition de promouvoir et de diffuser les cultures andalouse, espagnole et ibéro-américaine du bassin méditerranéen et de diffuser ses créations artistiques. Elle a été officiellement reconnue comme « Communauté Andalouse sise hors des frontières de l’Andalousie » par le gouvernement autonome andalou.
Fort de cet éloquent pedigree dans les arts vivants, Luis, également compositeur, transmet sa vision du flamenco en tant que « musique sans limites » à travers ses productions discographiques, produites par Sunset France puis par Andalouse Alhambra. Baró Drom est son cinquième enregistrement, avec lequel il poursuit la démarche de son prédécesseur, Gharnata, qui illustrait déjà son exubérance créative. Il en fait montre une fois de plus avec Baró Drom, qui prend la forme d’une odyssée vocale et musicale reflétant celle du voyage du peuple gitan au fil des siècles, du Rajasthan indien à la péninsule ibérique en passant par le Moyen-Orient et l’Europe de l’Est. Baró Drom signifie justement « le grand chemin ».
Pour illustrer ce voyage, Luis de la CARRASCA a fait appel à plusieurs musiciens qui l’avaient déjà accompagné sur Gharnata, comme les guitaristes José Luis DOMINGUEZ et Manuel GÓMEZ, le multi-percussionniste François TAILLEFER, le pianiste Jérôme BOUDIN-CLAUZEL, le contrebassiste Olivier LALAUZE et la choriste et danseuse Ana PEREZ.
C’est entouré de tous ces talents que Luis de la CARRASCA chante sur les quatre premiers morceaux de Baró Drom, dont il a composé les textes et les musiques : une rumba flamenca (Baró Drom), deux « canción actual por rumba » (Ella et No Puedo más) et une « canción por tangos » (Cuéntamelo) qui sont autant d’écrins idoines à une expression (forcément) viscérale sans être outrageusement dramatique, Luis de la CARRASCA optant pour un « cante » plus nuancé et lumineux que plaintif et endolori, tandis que ses musiciens distillent des effluves de jazz et de classique à travers de concis soli (guitare, piano, contrebasse), sans oublier pour autant les caractéristiques « palmas » (forme d’accompagnement rythmique manuel).
Puis, La Fuerza del destino, une autre composition de Luis, opère une volte-face stylistique en délaissant l’acoustique au profit d’un habillage électro dispensé par Aurélien DALMASSO. Ce « chant de forge » (toná y martinete), originellement interprété sans accompagnement de guitare et qui renvoie à l’expression primitive du cante jondo, voit son ambiance nimbée de tintements métalliques, de nappes infrabasses grondantes et de textures synthétiques diaphanes, que viennent juste ponctuer les claquements de pieds d’Ana PÉREZ en fin de morceau. Étrange, mais prenant.
Retour à la formation acoustique pour Caminaban, un exemple typique de « fusion flamenco » qui nous plonge aux origines même de ce « grand chemin » depuis l’Inde, à travers des sons de tablas et des cordes en arabesques orientalo-andalouses.
C’est une sensation de légèreté qui prévaut sur El Barquero de Cantillana, une « alegria de Córdoba » dont le thème est traditionnel mais dont le texte a été écrit par Luis. Suit María de la O, une « copla » composée par Manuel Lopez Quiroga MIQUEL sur un texte de Federico Valverde SALVADOR et de Rafael Leon GARCÍA, et dont Luis de la CARRASCA livre une adaptation en mode classique épuré, juste voix et piano (Jérôme BOUDIN-CLUZEL) qui en accentue la charge émotionnelle. C’est sur un mode intimiste similaire, en forme de retour à une expression archétypale, que notre cantaor interprète une « seguirilla » traditionnelle, Los días Señalaítos, juste soutenu cette fois par la guitare de Manuel GOMEZ.
Deux autres pièces tombées dans le domaine public clôturent ce disque : un « fandango », Un sabio que lloraba, pour lequel Luis est cette fois accompagné par l’autre guitariste, José Luis DOMINGUEZ, les percussions de François TAILLEFER, et les indispensables palmas ; puis une Bulería por fiesta, que Luis chante sans accompagnement musical, propulsé par les seuls palmas et exclamations de ses deux guitaristes. La joie inconditionnelle y est palpable à travers les notes.
La profondeur du chant et la force des mots font bon ménage dans ce Baró Drom avec un assortiment de couleurs instrumentales à la fois attendues et plus inattendues qui donnent l’impression d’avoir traversé un pont lumineux entre hier et aujourd’hui, ici et là-bas. Ce faisant, Luis de la CARRASCA livre une vision du flamenco qui va des racines aux branches, abreuvant respectivement les unes pour mieux renforcer le fleurissement des autres. En plus d’être en prise avec son époque, le « duende » dont il fait montre s’avère indéniablement libérateur et contagieux pour tout auditeur qui voudra bien ouvrir en grand ses oreilles, en lieu et place de ses œillères, le long de ce « grand chemin ».
Stéphane Fougère
Site : https://luisdelacarrasca.com