MAGMA – Ëmëhntëhtt-Rê (CD + DVD)
(Seventh Records / Harmonia Mundi)
L’enregistrement et la publication de cette mythique composition de Christian VANDER viennent révéler une épouvantable imposture qui dure depuis sa mise en chantier (soit 1975). Durant toutes ces années où cette œuvre n’était connue que par bribes, nous avons tous été dupés en profondeur ! La vérité est désormais affichée sur la pochette de ce disque : « Ëmëhntëhtt » s’écrit avec deux « t » à la fin, et non un seul comme cela avait toujours été le cas auparavant. Pour de nombreux séides ultrafanatiques comme pour de simples sympathisants sincères, le choc est évidemment dur à encaisser, et la remise en question du rapport de chacun avec l’Œuvre vandérienne est rude ! Désormais, on n’écoutera plus cet opus de MAGMA de la même façon…
Au-delà de l’aspect boutade futile de ce qui précède, il convient d’observer que cet Ëmëhntëhtt-Rê gravé pour la postérité a pour intention première, outre d’ajouter ce « t », de remettre les points sur les « i » concernant sa structure interne, son unité et son intention, au risque d’en déboussoler certains. Car cette Arlésienne magmaïenne (il y en a d’autres…) a pendant plus de trente ans erré dans le répertoire du groupe à l’état de fragments épars qui ont fini par posséder une existence autonome.
Et malgré tous les efforts de l’auteur ou du label pour nous assurer qu’Ëmëhntëhtt-Rê est une seule pièce divisée sur le CD en cinq sections dont les quatre premières sont uniquement désignées par des chiffres (seule la cinquième a droit à un titre, ainsi que la coda), la plupart des auditeurs reconnaîtront sans mal dans la première moitié du disque des pièces déjà enregistrées sur de précédents disques studio ou live.
Ainsi, Ëmëhntëhtt-Rê I n’est autre que l’Annoncement inclus sur le double CD live Hhaï et dans les VOIX DE MAGMA ; suivi de Rindê, un chant découvert sur l’album Attahk. La partie II contient pour sa part le fameux extrait n° 2 d’Ëmëhntëhtt-Rê inclus en bonus d’Üdü Wüdü (édition Seventh Records), enchaîné au monumental Hhaï, déjà disponible sur quantité d’albums live, suivi de même par le furieux Zombies, dont une première version est apparue sur Üdü Wüdü.
Ce que certains ont donc pris pour un « medley » d’anciens tubes en écoutant MAGMA en concert ces derniers temps était en fait le nouvel « opus gigantibus » qui achève la seconde trilogie écrite par Christian VANDER. Le précédent album, K.A., souffrait déjà de cet état de choses, à la différence que les thèmes récupérés avaient été peu joués au cours des âges et donc peu connus. Ce n’est pas le cas de ceux d’Ëmëhntëhtt-Rê, à commencer par Hhaï, qui a été hissé à bon droit au rang des plus belles compositions de MAGMA depuis belle lurette, et ce sans qu’il soit besoin de la « fondre » dans une suite d’une cinquantaine de minutes. Car dorénavant vous aurez beau chercher dans ce disque, les titres Rindê, Hhaï et Zombies n’ y sont pas mentionnés ; il n’y a plus que Ëmëhntëhtt-Rê I et II…
Un effort ardu de distanciation sera nécessaire pour les fans s’ils veulent appréhender Ëmëhntëhtt-Rê comme une composition monolithique. Ce n’est évidemment pas gagné, car d’aucuns pourront juger bancale la structure de cette œuvre qui, par exemple, ose enchaîner Hhaï et Zombies, deux pièces aux mouvements franchement opposés (ascendant pour le premier, souterrain pour le second). Et pourtant, la transition a été habilement négociée, comme d’autres, et si l’on s’efforce d’appréhender Ëmëhntëhtt-Rê comme un tout, en partant du principe que ces thèmes (subtilement modifiés par rapport aux précédentes versions) ne sont que des épisodes d’une grande épopée, ces transitions internes sont cohérentes et définissent la nature même de l’articulation générale de cette épopée, toute en contrastes, en clairs-obscurs et en volte-face.
Du sépulcral Annoncement inaugural au lugubre Funerarium Kanht conclusif, en passant par un Hhaï jubilatoire, un Zombies dévastateur, et une partie III tout en crescendo traumatique, Ëmehntëhtt-Rê déploie une dynamique dantesque. Celle-ci a été longuement éprouvée sur scène depuis 2006, après l’avoir été une première fois dans les concerts de 1977. (À cette époque, Rindê n’était pas inclus, et la partie inédite qui suit Zombies était encore bien différente de celle qui figure ici et reste à ce jour perdue dans les limbes…)
Narrant l’impossible quête d’un Roi égyptien dans une dimension outre-tombale, Ëmehntëhtt-Rê accentue à fond le thème de la confrontation des ténèbres et de la lumière qui en constitue le noyau névralgique, justifiant une écriture heurtée et bousculée, fastueuse et dûment enveloppée (comme une momie – oh pardon !), exubérante et tendue, et qui trouve son accomplissement au sein d’une exceptionnelle charpente rythmique qui relie et consolide les différentes parties. VANDER est du reste partout, au chant « lead » comme à la batterie, dont le jeu foisonnant, allié à celui de la basse ronde et grondante de Philippe BUSSONNET, est intarissable, au point qu’il n’y a guère de pauses pour ménager l’auditeur, contraint à suivre jusqu’au bout son tour de manège haletant.
L’œuvre impressionne par sa densité, dont elle est aussi victime. Sa génèse a été conduite par empilements de pistes, par strates successives qui mêlent de fortes couleurs instrumentales (batterie, basse, guitare électrique, claviers, vibraphone) et une épaisse masse chorale, sans parler des voix lead de Stella ou de Christian. De plus, l’enregistrement d’Ëmëhntëhtt-Rê a dû faire face à une crise interne au groupe qui a entraîné le départ de quelques membres et l’embauche de nouvelles recrues.
Ce disque présente donc une formation hybride et une version de l’œuvre qui mêle les prises d’anciens musiciens et chanteurs et celles des nouveaux venus. (Du coup, c’est la première fois qu’un disque de MAGMA crédite des noms kobaïens ET français – vive la collaboration interraciale !) Pour autant, on ne remarque nulle désynchronisation dans les timbres, dans la dynamique générale ou même dans l’intensité déployée. Tout juste pourra-t-on regretter une fois encore un mixage un peu brouillon qui défavorise certains instruments (la grosse caisse, le vibraphone sont laissés derrière), un son d’ensemble trop « rentré », alors même que les prestations scéniques livrent en général une sensation inverse de déploiement. Mais ce long et besogneux travail de studio a aussi permis des idées d’arrangements inédites (les échos de voix décalés sur Zombies, par exemple, des entrelacs vocaux dans l’Annoncement, jamais entendus dans les autres versions).
À la croisée de plusieurs enjeux, l’album Ëmëhntëhtt-Rê combine à la fois le rôle conceptuel de chapitre final d’une trilogie légendaire et assure la passation d’une génération à l’autre au sein du groupe. Cette dualité fonctionnelle, ajoutée au caractère heurté de sa structure interne et de sa mise en perspective narrative, fait d’Ëmëhntëhtt-Rê une composition fondamentalement trouble, anamorphique, dont la dynamique vibratoire s’épanouit en plein de directions ; c’est un big-bang périlleux qui clôt un cycle sur de nouvelles ouvertures mais en laissant pas mal de questions en suspens.
Au fond, cette œuvre est à l’image même de l’histoire de MAGMA, toute en ruptures, soubresauts et renversements. Parce qu’elle a traversé les époques, elle affiche une nature fièrement intemporelle. Et si elle s’achève sur une cérémonie funéraire, allégorie d’une fin de cycle, rappelons-nous que « la mort n’est rien »…
Stéphane Fougère
P.S : Comme cela se fait beaucoup actuellement, ce CD est accompagné d’un DVD intitulé Phases. Il s’agit ni plus ni moins du « making-of » de l’album ; on y voit les VANDER (Christian et Stella, plus l’ingénieur du son Francis LINON) dans les studios Seventh en train de réaliser des prises avec Philippe BUSSONNET, James McGAW, Benoît ALZIARY et Bruno RUDER. Christian VANDER donne ses instructions, interroge ou recueille les impressions de ses musiciens, il guide plus qu’il n’impose, et on réalise combien le moindre passage, la moindre note d’Ëmëhntëhtt-Rê a été travaillée avec un sens très affûté du détail et, surtout, de la résonance. Il n’y a qu’une brève prise de batterie, et malheureusement aucune séquence avec les voix. On y voit aussi VANDER danser à l’écoute de Zombies, et ça se termine sur un sketch en kobaïen dans le texte ! Ces Phases ouvrent donc une brèche salutaire sur la dimension humaine à l’œuvre derrière une musique qui en dépasse la condition.
(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n°28 – mai 2010)