MUKTA – Indian Sitar & World Jazz // Jade // Dancing on One’s Hand

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MUKTA – Indian Sitar & World Jazz // Jade // Dancing on One’s Hand
(WEA / Warner)

Entre le jazz et la musique indienne, les rencontres et les dialogues n’ont pas attendu l’avènement du statut commercial de l’étiquette « world fusion » pour s’épanouir. Côté jazz, plusieurs personnalités éminentes se sont intéressé aux sons, aux gammes et aux rythmes indiens (Don CHERRY, Alice et John COLTRANE, John HANDY, Irene SCHWEIZER…) et, côté indien, après les rapprochements esquissés par Ravi SHANKAR dès les années 1960 avec les musiques populaires occidentales, des musiciens se sont jetés dans l’expérimentation ethno-pop-rock (Ananda SHANKAR) ou se sont tournés vers le jazz (Trilok GURTU, L. SHANKAR…).

Puis vint le temps des groupes qui ont attesté de dialogues fructueux entre jazz et classique indien, à commencer par SHAKTI, ou qui ont ouvert aux instruments indiens la voie de la fusion world jazz, comme CODONA et OREGON, et plus récemment le groupe indo-suédois MYNTA. C’est ce chemin qu’a choisi de suivre MUKTA, groupe nantais créé au milieu des années 1990 de la rencontre entre le contrebassiste Simon MARY (qui a entre autres travaillé avec Philippe KATHERINE) et une sitariste, Brigitte MENON.

D’autres musiciens de la scène jazz nantaise avec lesquels Simon MARY avait déjà joué, Jean CHEVALIER et Geoffroy TAMISIER, se sont impliqués dans l’aventure et, après trois/quatre ans de tâtonnements et de mise en place, MUKTA a sorti son premier album, dont le titre expose on ne peut plus clairement sa démarche : Indian Sitar & World Jazz. Certes, ça a des allures de programme électoral, mais au moins ce titre générique annonce clairement la couleur ! On peut aussi y voir un clin d’œil aux Indo-Jazz Fusions I & II et à l’Indo-Jazz Suite initiées par le Joe HARRIOT & John MAYER DOUBLE QUINTETdans la seconde moitié des années 1960… Le propos de MUKTA n’est pas de dévoyer la musique savante du raga indien en y injectant de la world music occidentale, mais bien de construire une fusion world jazz qui a pour particularité d’intégrer le sitar indien, et bien sûr les harmonies, gammes et rythmes indiens. Ses compositions sont certes scrupuleusement structurées, mais offrent des espaces de liberté pour improviser, comme l’autorise un raga indien (toutes proportions gardées).

Musicienne française très tôt envoûtée par la musique classique indienne, notamment l’école du maître du sitar Vilayat KHAN, Brigitte MENON a vécu et étudié l’art du sitar en Inde pendant 17 ans – notamment auprès de grands maîtres comme Imrat KHAN, Mustaq Ali KHAN et Bimalendu et Budhaditya MUKHERJEE – et connaît très bien les capacités de son instrument, ainsi que ses limites. La musique de sitar étant par essence modale, il était hors de question de la tempérer pour aboutir à un collage clownesque avec d’autres influences.

Quant à la revendication « world jazz », il n’est que de citer les références avouées du contrebassiste Simon MARY, tête pensante et compositeur de la quasi-totalité des pièces de MUKTA, pour attester de sa légitimité : Don CHERRY, John COLTRANE, James BROWN, ou encore Ravi SHANKAR (d’où la rencontre avec Brigitte MENON). Ajoutons enfin que, outre la musique indienne, les rythmes africains et même quelques échos afro-cubains ont également droit de cité chez MUKTA.

Ainsi, les vibrations profondes de la contrebasse de Simon MARY épousent fort bien les résonances métalliques et scintillantes du sitar, auxquels viennent répondre la trompette « miles-davisienne » et le mélodica de Geoffroy TAMISIER. Jean CHEVALIER apporte sa science de la clarinette, de la batterie et des percussions, mais, pour garnir encore plus la palette rythmique, on a fait appel sur plusieurs titres aux tablas (évidemment !) de Bob COKE, alias STIV, et même au congas d’Olivier CONGAR (ça ne s’invente pas !).

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En fait, on a l’esprit moulin chez MUKTA, puisque plusieurs invités ont été conviés à intervenir dans Indian Sitar & World Jazz. Le saxophoniste américain Steve POTTS est venu « bœufer » sur deux morceaux (à l’alto dans NGC 224 et au soprano sur Frisson). Ollivier LEROY, chanteur des groupes PANDIP et SHAFALI, fait don de quelques éthérismes vocaux sur Voices, appuyé par les chœurs de Christelle DURANDY et Jean-Paul TRUTET (voilà une pièce qui n’a aucunement usurpé son titre !). Il y a aussi le DJ Laurent ALLINGER qui triture ses platines et « scratche » à loisir dans NGC 224, un morceau fagoté aux teintes funky éthylique et qui a servi de « single » potentiel. Enfin, Christophe LAVERGNE imprime son jeu de batterie sur Gange-Jah Dance, aux couleurs plus reggae (exercice récurrent et quasi obligé de toute fusion world).

Le disque Indian Sitar and World Jazz a bénéficié en 1999 des faveurs d’une major, WEA/Warner, ce qui a permis à MUKTA de profiter de sa force de frappe promotionnelle et d’élargir ainsi sa visibilité. Mais à l’origine, Indian Sitar and World Jazz est paru dans une version CD autoproduite, dont le contenu était un tantinet différent. On y trouvait une composition de Geoffroy TAMISIER, Le Merle âgé, et une reprise de Blue Train de John COLTRANE, qui ont disparu de la version officielle. En lieu et place, deux compositions de Simon MARY ont fait leur apparition : Bindi, très indo-planant, et Voices, tout en suspension méditative.

L’autre changement notable concerne l’aspect extérieur du disque, qui est devenu un gros digipack, et sa pochette (dont le design, au passage, n’est pas excessivement inspiré). Ce choix découle d’une certaine politique marketing qui a en effet imposé d’inclure dans l’album un mini-CD bonus avec des remixes « dance », vraisemblablement dans l’idée de capter un public encore plus large et de faire écouter sous un angle différent la musique de MUKTA. L’album a de fait été sous-titré Acoustic and Remixed Tracks.

L’époque était il est vrai à la fusion électro-world, et MUKTA n’y a pas coupé. Selon les goûts, on appréciera ou on renâclera à cette initiative, mais le remix ambiant de Gange-Jah Dance, par exemple, n’a pas à rougir face à la version originale. Toutefois, un mini-CD avec des versions live aurait plus sûrement mis en valeur la démarche de MUKTA, dont la fusion indo-jazz, par nature propice à l’improvisation, doit permettre un renouvellement spontané et plus riche des morceaux (ce que le groupe n’a pas manqué de démontrer lors de ses concerts). Le mot « mukta » vient du sanskrit et signifie du reste « perle », et des perles, cet album en contient assurément de beaux spécimens sans qu’il soit besoin de les passer à la « machine ».

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Dès lors, la critique s’est perdue en conjectures sur le sens de ce choix : recherche identitaire ? Opportunisme ? Le groupe hésitait-il entre la voie royale d’un SHAKTI et la voie pitoyable d’un SHANKARA ? Seulement un an après la sortie nationale et internationale d’Indian Sitar and World Jazz, MUKTA a offert des éléments de réponse plus probants en offrant coup sur coup deux albums inédits, sortis à un mois d’intervalle, affirmant ainsi sa verve créatrice. Le visuel (un « mudra », ou geste rituel des mains) des deux disques est sensiblement identique, mais le traitement esthétique de l’un et de l’autre diffère.

D’un côté, nous avons l’album Jade, qui confirme l’image de MUKTA en tant que groupe de jazz ethnique acoustique, binaire mais raffiné, dans lequel le sitar parfume d’épices tandoori des thèmes langoureux ou groovy. Mais les moirages indiens ne constituent pas l’unique source d’inspiration du groupe. Ainsi, le seul morceau de cet album composé par Geoffroy TAMISIER, dont la trompette invoque les esprits d’un Miles DAVIS ou d’un Kenny WHEELER, est-il influencé par les musiques d’Europe de l’Est (Slava).

Ailleurs, le contrebassiste et principal compositeur de MUKTA, Simon MARY, réarrange un traditionnel nigérien (Song for Yewa) ou intervient à la sanza africaine (Elephant Dance). Enfin, le percussionniste Olivier CONGAR, invité sur le premier album, est devenu membre à part entière de MUKTA et ses batas, congas et sanzas brouillent encore plus les pistes ethniques. Jade confirme donc bien la piste « world jazz » épicé de safran indien que MUKTA a cultivé dès ses débuts.

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De l’autre côté, nous avons l’album Dancing on One’s Hand !, présenté comme la rencontre de MUKTA avec le monde de l’électronique ! Fatalement, le spectre des « remix tracks » présentés en CD-bonus de Indian Sitar & World Jazz revient hanter les esprits effarés par cette entreprise… Qu’ils prennent le temps de respirer, Dancing on One’s Hands ! n’est pas l’alter-ego techno-dance de Jade, mais un opus avec un répertoire spécifique, totalement différent du disque acoustique.

Il propose un éclairage différent de la musique de MUKTA, qui s’adjoint ici le concours des programmations et des claviers de Matthieu BALLET, au demeurant co-producteur de l’album avec Simon MARY. Surprise : là où l’on craignait que l’électronique impose ses techno beats primitifs, elle se fond au contraire assez bien dans la palette des couleurs paysagères de MUKTA, agissant simplement comme un instrument supplémentaire et renforçant la propension de notre groupe acoustique à la transe psychédélique. On navigue certes dans les eaux chères à un Nitin SAWHNEY ou à un Talvin SINGH, mais sans perdre de vue (ou d’oreille) que la signature doit rester celle de MUKTA, groupe world-jazz aux senteurs acoustiques prédominantes.

Du reste, les deux invités spéciaux de Jade, Philippe BOITTIN et Françoise RODITI, respectivement aux marimba et vibraphone et à la flûte bansuri, ont également été conviés à apporter leurs fines touches sur Dancing on One’s Hands ! De plus, Geoffroy TAMISIER a renforcé sa garde cuivrée (trompette, trombone, cornet) pour monter davantage au créneau. Quant à Jean CHEVALIER, il cède à l’occasion sa batterie (conséquence de l’action conjointe des programmations rythmiques de Matthieu BALLET et des percussions d’Olivier CONGAR) contre une clarinette ou une flûte.

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Avec Jade et Dancing on One’s Hands !, MUKTA prend donc la vague world fusion à bras grands ouverts, exploitant concomitamment ses deux extrêmes. Il prouve ce faisant qu’on peut ratisser large en proposant une musique intelligente et imaginative. Ça ne s’entend pas tous les jours…

Ces trois premiers albums de MUKTA témoignent de la sincérité et de la générosité de la musique de MUKTA qui, sans être vraiment pionnière dans son domaine, a su se forger une identité (même si duelle) et a donné de nouvelles lettres de noblesse à cette fusion world jazz dans laquelle certains n’ont vu qu’une fantaisie passagère. MUKTA a donc rappelé qu’il y avait encore des choses à bâtir et à creuser dans ce domaine…

Stéphane Fougère

PS : Le départ, en 2003, de la sitariste Brigitte MENON, aurait pu porter un coup fatal à l’aventure de MUKTA. Mais Simon MARY et ses collègues ont relevé le défi et ont poursuivi leur chemin avec un autre sitariste occidental, le Canadien Michel GUAY, un autre grand routard qui s’est initié lui aussi « in situ » aux arcanes de la musique classique indienne. Un flûtiste, Pascal VANDENBULCKE, a également rejoint le groupe, lequel a continué à cultiver un esprit de partage convivial sur ces disques suivants (Haveli, Invisible Worlds) en invitant d’autres musiciens, déployant encore davantage les possibilités de la fusion world jazz aux couleurs des rives du Gange…

Page : https://mukta.bandcamp.com/

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