NENĬA IRĂ – Nenĭa Iră
(Vlad Productions / Absilone / Believe Digital)
Les musiques de tradition et les chants populaires doivent leur pérennité à ces histoires et contes qui se sont transmis de génération en génération, repris, adaptés, réarrangés, renouvelés, remis au goût du jour ou réinterprétés sous leur forme supposée originelle. On ne compte plus le nombre d’artistes et formations qui ont fait leurs choux gras ou leur sacerdoce de ces « trad’ arrangés ». Moins nombreux sont ceux qui ont puisé dans ce vaste terreau non pas ces « lettres » déjà écrites et réécrites, mais une inspiration leur permettant de composer à leur tour de nouveaux chants ou contes de leur cru, à la fois sevrés d’échos anciens mais ancrés dans une forme de contemporanéité. Aurélia NARDINI est de ces cas particuliers. Compositrice, vocaliste et arrangeuse, elle s’inspire des musiques modales méditerranéennes de tradition orale pour écrire et composer des chants qu’elle a réunis dans son premier projet musical soliste, NENĬA IRĂ, qui a bénéficié en 2021 du dispositif « BE ON » avec l’A.M.I (Aides aux Musiques Innovatrices) de Marseille.
Basée dans la cité phocéenne mais issue d’une famille italienne et juive séfarade algérienne, Aurélia NARDINI a cultivé son penchant bien légitime pour le nomadisme musical. Outre un solide talent vocal éprouvé dans diverses classes de composition et dans plusieurs projets collectifs et qu’elle continue de développer via des formations portant sur la transmission des musiques populaires, notamment occitanes, Aurélia NARDINI s’est constitué un univers sonore très singulier avec programmations rythmiques et effets électroniques manipulés en temps réel sur des machines, mais aussi en s’accompagnant à la « shruti box » (sorte d’harmonium indien) et au « toun toun » béarnais.
Si ce n’est certes pas la première adepte du nomadisme musical à se servir de ces instruments antiques et à les inscrire dans une démarche évolutive en les décontextualisant (MOOD est déjà passée par là), Aurélia NARDINI les utilise dans Nenĭa Iră pour sculpter et mettre en relief un propos artistique nimbé d’une poésie à fleur de peau dans laquelle les émotions et tourments intérieurs d’un personnage sont scrutés et exhumés dans un environnement sonore onirique dominé par des « bourdonnements intérieurs » et dévoilant des résonances multiculturelles.
La voix d’Aurélia NARDINI/NENĬA IRĂ y est déployée tant dans un rôle narratif que dans une fonction purement vocale, utilisant la voix comme matière propre par dédoublement, voire superposition chorale. Ici et là, des effets sont appliqués à la voix, des sons électroniques balisent le chemin mais en évitant de le formater en autoroute du « prêt-à-écouter », car c’est bien sur des sentiers buissonniers que Nenĭa Iră s’épanouit de préférence, et les présences-pivots de la shruti box et du toun-toun révèlent des résonances culturelles qui se projettent de l’Occitanie à la Bretagne, ou de l’Europe du Nord au sous-continent indien. Par endroits, les couleurs des tableaux oniriques (ou cauchemardesques) d’Aurélia NARDINI sont renforcées par la présence du violoncelle de Saskia WALEDISCH, de la batterie et des percussions de Vincent ROUSSEL, de la batterie de Blanche LAFUENTE et du synthétiseur modulaire de CRYSTAL.
Les sept contes que présente l’album Nenĭa Iră sont à écouter comme des chapitres d’une quête existentielle dans laquelle les épreuves subies sont métamorphosées en forces motrices pour poursuivre un parcours de vie. L’excursion mentale à laquelle nous invite Nenĭa Iră débute – comme il se doit – par un Chant du matin bousculé d’étranges tremblements vocaux, nous fait passer par une Oubliette où se perdent des échos onomatopéiques et des frappes percussives heurtées, nous entraîne dans ces brumes mentales instables qui nous envahissent Quand ça va pas, nous fait endosser une épidermique Peau de chagrin, nous enseigne brièvement, par l’entremise d’une voix enfantine, que C’est pour ça que les sirènes sont magnifiques, puis nous convie à porter l’Étoffe d’une mal-aimée dont les affres du cœur la pousse à la colère, pour bientôt se métamorphoser en une Hyène qui distille un envoûtement aussi suave que sauvage, et l’œuvre au rouge, dans laquelle il est question d’extérioriser un feu intérieur tout en le canalisant pour éviter l’auto-destruction, s’achève en toute logique dans un Brasier menaçant et inquiétant.
On le voit, Nenĭa Iră n’est rien moins qu’une auscultation de désirs et de souffrances intimes dont l’extrapolation artistique dépeint les zones d’ombres et de lumière en une tapisserie musicale qui convie sonorités anciennes et modernes à une célébration des forces vives de l’être. NENĬA IRĂ ne chante peut-être pas la tradition, mais elle en cultive les échos sonores et le goût du conte à la fois initiatique et cathartique, et ouvre ainsi une voie transversale qui devrait titiller les oreilles curieuses et baroudeuses.
Stéphane Fougère
PS : Nenĭa Iră peut être écouté en version digitale ou sur support vinyle. Ce dernier offre l’opportunité d’apprécier en grand format l’impressionnante broderie faite à la main par Laura ZYLBERYNG qui illustre la pochette.
Site : www.neniaira.fr