Niels MORI – « O. »

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Niels MORI – « O. »
(Blue Spiral Records)

Rendez-vous compte. Il y a 5 ans de cela, et même un peu plus maintenant, en mars 2016 très précisément, j’avais décidé, pour un autre webzine, d’écrire quatre chroniques, oui, quatre chroniques d’affilée, à propos d’un musicien lillois pratiquement inconnu, tout au moins en France. Je veux dire que ce musicien avait déjà sorti cinq albums, et que personne, je dis bien personne, ni en français, ni en anglais, ni dans aucune autre langue, n’avait dénié écrire la moindre ligne sur le moindre de ses albums. Et moi, crac ! quatre chroniques, oui madame, oui monsieur, quatre d’un coup ! Quelle étrange mouche m’avait donc piquée ? Aucune en fait. J’avais juste fait fonctionner mes deux oreilles, ce qui est bien le minimum pour tout chroniqueur qui respecte sa mission.

Tout avait donc commencé par un musicien lillois, Niels MORI, qui cherchait désespérément à faire connaître et apprécier sa musique. Désespérément parce que sa musique était désespérément mauvaise, bizarre ou pire ? Que nenni ! Niels MORI revenait même d’une tournée triomphale dans les pays de l’Est. Mais en France, rien, zéro, le trou noir complet. Cette anomalie m’a titillé les neurones. Alors j’ai tout simplement demandé à Niels MORI de m’envoyer un exemplaire de son dernier album en date, qui était Aftonland à l’époque. Mais, très courtoisement, et à mon grand étonnement, il m’en a même envoyé deux, un d’Aftonland et un autre de son album précédent, Ngâu. J’écoute d’abord Aftonland. C’est très beau. Pour faire simple, c’est un peu comme si Erik SATIE venait de sortir son nouvel album avec l’aide de la technologie actuelle.

Très intéressé, j’écoute alors Ngâu. Surprise. J’ai quitté SATIE pour me retrouver en plein ambient à la Brian ENO, là aussi, pour faire très simple. Qui est donc ce musicien aussi à l’aise dans la musique minimaliste la plus touchante que dans l’ambient la plus recherchée ? Je fouille le web pour trouver ne serait-ce qu’un début de réponse. Rien ou presque, juste des bribes éparpillées. J’écris au musicien, je lui parle de son absence sur le web. Lui-même n’a pas d’explication claire, il ne ménage pourtant pas ses efforts. Dans ses réponses, je décèle un artiste cultivé, passionné, sensible, profond. Je lui demande de m’envoyer d’autres albums. Je reçois Varinka et Væ Soli. Et là je tombe de ma chaise, comprenant de moins en moins ce silence autour de Niels MORI. Voilà pourquoi j’ai rédigé en mars 2016 quatre chroniques d’affilée à propos d’un inconnu. Alors voilà, je vais tenter à présent de vous amener à écouter du Niels MORI et à vous faire comprendre le bonheur qu’il y a à trouver dans la découverte de ses albums.

Commençons par Væ Soli. Væ Soli (« Malheur à l’homme seul ! » en latin) est un EP sorti en 2011, un album court, 2 morceaux, le tout d’une durée de 20 minutes environ. Cela méritait-il une chronique ? Oui. On connaît tous des albums, des longs, où il n’y a qu’un ou deux titres marquants. Le reste n’est que du remplissage plus ou moins habile. Là, avec Væ Soli, Niels MORI va droit à l’essentiel, sans déchet, sans esbrouffe. Il n’y a que deux morceaux, mais quels morceaux ! Ces deux joyaux font à peu près dix minutes chacun. Le premier morceau commence par un discours vantant la conquête spatiale et se termine par une supplique, une prière, un constat des plus amers à propos de ce que l’homme est en train de faire de sa planète-mère. L’effet de cisaillement est saisissant. Entre les deux et tout le long, des accords de piano, qui évoluent, qui planent, qui se perdent. C’est un peu comme si le morceau décollait à la manière d’une fusée, explorait avec envie et délice les hautes couches de l’atmosphère avant de retomber, parce que l’homme n’est pas encore prêt, assez responsable, pour explorer l’espace, l’univers.

Ça fait discours écolo à deux balles ? Non, c’est très beau, très calme, très zen malgré la puissance du message. Le second morceau est très différent. Pas de discours, pas de supplique. Juste des notes de guitares mises en boucle sur deux couches avec parfois un peu de piano et aussi des bruits, des cliquetis. Dit comme ça, rien d’extraordinaire. Sauf que c’est pondu à la perfection, que ça évolue comme ci et comme ça avec une rare intelligence, que ça envoûte dès les premières notes, que ça ne vous lâche plus, faisant de ces dix minutes un plaisir, une émotion aussi intense que subtile. Voilà, écoutez Væ Soli, deux morceaux, vingt minutes. C’est dix fois plus prenant, plus profond et excitant pour l’esprit que la plupart des nouveautés que je me suis trop souvent farcies avec abnégation. Mais c’est mon ressenti. Faites-vous le vôtre.

Varinka, sorti en 2013, est une sextuple illustration musicale de la réponse que m’a faite Niels MORI quand je lui ai posé cette question, que je croyais bien naïvement anodine, à savoir ce que représente pour lui le minimalisme. Je m’attendais, en plus savante et développée, à la réponse classique qui est de dire que le minimalisme consiste à atteindre des résultats complexes avec des moyens simples. Mais ce ne fut pas cela du tout. Me prenant à contre-pied, il répondit qu’il voulait bien être considéré comme un répétitif mais pas comme un minimaliste, tout simplement parce qu’il ne comprend pas ce qu’on désigne par minimalisme, pour autant que le minimalisme existe. Je dois avouer que cette réponse m’a plongé dans des tourbillons de réflexions éreintantes. J’ai d’abord cru à une posture, voire à une imposture. Allons bon, comment nier l’existence du minimalisme ? REICH, GLASS, RILEY ou LA MONTE YOUNG, ce sont bien des minimalistes, hein ? Donc le minimalisme existe. CQFD, non ? En fait, l’affaire est plus complexe.

Car il n’y a pas un minimalisme, mais autant de minimalismes qu’il y a de minimalistes. Et encore, à condition que ces musiciens se considèrent eux-mêmes comme des minimalistes. Et c’est là où les frontières deviennent floues. Qui est minimaliste ? Qui ne l’est pas ? Pour le savoir, encore faudrait-il définir le minimalisme d’une manière sûre et documentée. Sauf qu’aucun minimaliste ne fait la même chose que son voisin. Et si Niels MORI avait raison ? Et si le minimalisme n’était qu’un mirage, un concept séduisant mais sans réalité concrète ? L’écoute de Varinka éclaire la réponse de MORI tout en la rendant plus complexe, sinon même plus énigmatique. La beauté de l’album s’impose tout d’abord. Puis, en le réécoutant, on apprécie mieux la fine mécanique des boucles et leur simplicité. Enfin, a priori. Car en réécoutant encore on se dit que ces boucles sont assurément des boucles, mais on ne comprend dès lors plus comment leur simplicité s’arrange pour produire un résultat aussi subtil, envoûtant et quelque part déroutant. Et si ces boucles n’étaient pas aussi simples qu’on voulaient le croire ?

On réécoute encore, on scrute, on détaille, on veut comprendre et on comprend de moins en moins. Seule reste intacte la beauté tranquille de l’album. VoiL0 donc Varinka. Six morceaux très différents les uns des autres mais chacun lié à un dénominateur commun : la boucle. Et plutôt que de simplifier la compréhension de l’album, elle en épaissit le mystère par les formes variées adoptées par ces boucles et le spectre immense et fascinant des résultats obtenus. Je peux même vous l’avouer avec délice : j’aime à me perdre dans les méandres plus ou moins indolents de Varinka. Et à chaque fois, je me rends mieux compte du redoutable travail d’horlogerie qui a permis cet album. Oui, Niels MORI a mille fois raison dans son ode à la répétition, elle n’a rien de minimale !

Quand j’ai écouté Ngâu pour la première fois, j’ai franchement cru entendre une sorte d’ambient excellentissime à la Brian ENO des années 75/80, pendant cette période bénie où il fricotait avec des musiciens allemands tels que MOEBIUS et RODELIUS. Tout y était, des boucles lentes aux structures musicales savamment bancales en passant par la réverb omniprésente mais pas gênante. Je me disais : « Chouette, je suis tombé sur un ENO à la française, ça va me faire une super chronique où je pourrai causer de l’ambient en long, en large et en travers. » Je pose donc avec enthousiasme la question à Niels MORI de ses rapports avec ENO et l’ambient. La réponse m’étonne passablement. Ce monsieur connaît à peine la musique de ce cher Brian et me parle plus de répétitions que d’atmosphère. Me serais-je donc fourvoyé ? Mais où, comment, pourquoi ?

Mais non, mais non, ce n’est pas possible, pas moi, je connais trop bien ce genre de musique. Persistant dans ma bévue, je me dis : « Ok, j’ai trouvé. Niels MORI fait juste du Brian ENO comme il respire, et aussi bien que Brian ENO lui-même. Chapeau l’artiste ! ». Et je continue donc de parler de Brian à Niels qui continue de son côté à ne pas comprendre mon obstination dans l’erreur. Ce n’est qu’en découvrant Varinka, prédécesseur immédiat de Ngâu, que la lumière s’est faite en moi. Surtout au sujet des liens de parenté entre Varinka et Ngâu. À ceci près que bien qu’appartenant au même genre répétitif, Ngâu est l’exact négatif de Varinka. Dans ma chronique à propos de Varinka, je m’étalais sur la subtilité des boucles utilisées dans cet album, au point de faire douter qu’elles soient bien des boucles au vu de la richesse de la musique engendrée. Dans Ngâu, c’est l’inverse, tout y est simple, direct, limpide, mais avec un résultat tout aussi envoûtant. C’est un peu comme si un magicien avait décidé de nous livrer tous les secrets de son tour et que la magie de celui-ci restait néanmoins intacte. Bluffant, fascinant, d’autant que Ngâu est aussi magnifique et intense que pouvait l’être Varinka.

Je peux décrire la chose autrement. Dans le style répétitif à la MORI, Varinka serait du genre Yin, féminin, tout en courbes, engoncé dans les subtilités, et Ngâu serait du genre Yang, masculin, farci de linéarité, taillé dans la simplicité. On peut d’ailleurs en trouver une preuve flagrante dans l’utilisation de basses profondes tout au long de Ngâu, comme autant d’indices de la virilité du propos musical. C’est une image bien sûr et Niels n’a sûrement pas usé des basses fréquences à cet effet. Mais c’est quand même l’impression que ça donne pour peu qu’on se concentre sur ces basses profondes. Ce qui frappe également est la nudité désarmante des boucles employées dans Ngâu. Aucune esbrouffe, aucune tactique habile. C’est des boucles, que des boucles, rien que des boucles, sans maquillage, sans fausse honte. Là où dans Varinka Niels nous embrouillait l’oreille avec délicatesse, Mori assume ici à l’air libre son amour immodéré pour les boucles tout à fait circulaires. Est-ce courageux voire un tantinet téméraire ? Même pas tant le résultat, Ngâu dans chacune de ses secondes, est somptueux, un brin mystérieux et gentiment addictif.

Aftonland était donc le nouvel album de Niels MORI quand j’ai connu ce musicien en mars 2016. Il était même encore tout frais à l’époque puisqu’il avait été enregistré en décembre 2015 au Central Children Art School de Moscou, excusez du peu. En réalité, et plus encore qu’un nouvel album de Niels MORI, c’était même un nouveau Niels MORI qui se dévoilait dans Aftonland. Bon, d’accord, dans ses précédents albums, notre cher Niels montrait déjà un grand talent de pianiste. Mais dans ces anciens opus le piano ne constituait le plus souvent qu’un élément musical parmi d’autres. Ici, et c’était là la grande novation radicale d’Aftonland, il n’y avait pratiquement que du piano. Soyons encore plus limpide à ce propos, les titres de 1 à 8 de l’album représentent un véritable récital pianistique, et de toute beauté en vérité. Et la chose n’est pas, d’évidence, le fruit du pur hasard. En effet, outre la conséquence naturelle d’une évolution stylistique à l’intérieur du musicien lui-même, la question de la représentation scénique de sa musique a dû finir par se poser d’une manière essentielle.

Jusque là, Niels MORI basait l’essence de ses albums sur sa science impressionnante des boucles. Il aurait pu, j’imagine, approfondir la technique pour en faire une signature scénique. Sûrement a-t-il même déjà fait une quantité de concerts où la boucle joue le rôle principal. Sauf que dans ce genre de concerts le danger est que la technique prenne le pas sur l’homme du point de vue du public. La solution fut donc aisée à trouver pour Niels : assumer son goût pour le piano et bosser l’instrument jusqu’à être parfaitement à l’aise en concert. Et c’est exactement ce qui s’était passé puisque Niels revenait alors d’une tournée triomphale dans quelques pays de l’Est. La suite était logique : mettre en album les morceaux que le public (très chanceux !) avait entendus en live. De fait, Aftonland, c’est un peu comme du Niels MORI live au piano à la maison, je veux dire chez vous. A ceci près que Niels MORI donne réellement des concerts chez les particuliers. Si vous habitez dans le Nord de la France, il suffit de l’appeler et de voir ça avec lui.

Cela dit, la nouveauté d’Aftonland n’était pas que d’être, en album, un récital de Niels MORI au piano, c’était aussi un style différent. Certes on retrouve toujours dans Aftonland son amour assumé pour les boucles, enfin parfois, sur certains morceaux. Mais même là, ces boucles sont plus ouvragées, complexes ou subtiles. Sinon l’album tend plutôt vers un style pouvant rappeler par moments Erik SATIE. Mais c’est même difficile d’évoquer Erik SATIE tant les arpèges, accords et autres ostinatos varient d’un genre ou d’une gamme à l’autre dans l’espace d’un seul morceau. On sent l’intense et complexe boulot de composition derrière tout cela, les âpres doutes et les multiples modifications avant de passer au stade des répétitions précédant la série de concerts. Et je voudrais y insister : le résultat est époustouflant. Même si les albums de piano bien classique vous rebutent, écoutez Aftonland. Ce n’est pas du piano étriqué, formaté, guindé, la n-ième version du concerto en la mineur de machin-chose, c’est vivant, vibrant, bouillonnant. Et la seule vraie et belle envie qui naît après l’écoute d’Aftonland, c’est de voir et d’entendre ça un jour en concert.

Voici maintenant que Niels MORI sort O., son sixième album à ce jour. Pour reprendre ce qu’il en dit lui-même, O. a été inspiré par le rythme lancinant des vagues et de leur va-et-vient sans fin. Pour un musicien dont la musique est gouvernée par la répétition, en effet, quel immense domaine d’inspiration que l’inspire et l’expire de l’océan ! O. a été composé entre 2016 et 2019 et montre encore un nouvel aspect de l’inépuisable talent de Niels MORI, en l’occurrence celui pour l’orchestration. Alors non, certes, O. n’a pas été interprété par un ensemble à cordes, mais croyez-moi, c’est exactement tout comme. L’illusion est parfaite. Pardon, je reformule. La magie est parfaite. Il a même fallu que je pose la question à Niels MORI pour être sûr. C’est bien un logiciel gérant au poil près des échantillons d’une extraordinaire qualité qu’on entend sur O., mais tout le travail extrêmement méticuleux d’articulations revient à Niels MORI. Et aussi la musique, et quelle musique !

O. est divisé en deux parties, respectivement de 18 minutes et 18 secondes et de 15 minutes et 24 secondes. Et les deux sont totalement envoûtantes et superbes. La partie 1 a été inspirée à la fois par les musiciens minimalistes et par ceux de style néo-classique. La partie 2, quant à elle, doit être écoutée comme une pièce instinctive, essayant de capturer le moment présent, quel qu’il puisse être. Encore une fois, ce O. aux confins de la musique électronique et de la musique classique est aussi intense et prenant en surface qu’intimiste et caressant en profondeur. Deux ou trois écoutes ne suffisent pas. Il faut plonger encore et encore dans ce O. comme on plonge dans l’océan pour en savourer toutes les richesses, toutes les subtilités. Pour parvenir à ce sublime résultat, Niels MORI s’est pratiquement auto-réinventé. Fini le piano et ses arpèges délicats tapotés du bout des doigts, en route pour l’étude plus laborieuse et monacale de l’harmonie.

Mais au bout de l’effort, la beauté, la lumière, O., une double partition d’une écoute toujours délicieuse et renouvelée, et où se mêlent d’une manière subtile Steve REICH, Gavin BRYARS, Arvo PART, Henryk GORECKI, Claude DEBUSSY et la personnalité musicale décidément aussi belle que complexe de Niels MORI.

Frédéric Gerchambeau

Label : O. | Niels Mori | Blue Spiral Records

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