Raushan ORAZBAEVA – Akku (Kyl-Kobyz of Kazakhstan)
(Felmay)
Avec un territoire grand comme cinq fois la France et qui s’étend, excusez du peu, de la mer Caspienne jusqu’au Turkestan chinois, le Kazakhstan compte parmi ces républiques centre-asiatiques qui, depuis la chute du communisme, retrouve son identité culturelle turco-mongole dans l’histoire de la route de la soie, de ces steppes venteuses et arides qui furent le théâtre de chevauchées et de conquêtes épiques et, surtout, d’un mode de vie, le nomadisme.
À travers leur tradition musicale, les Kazahks expriment leur conception du monde et du temps, faisant d’elle le lien privilégié entre les générations, cherchant à toucher l’âme des vivants pour la connecter avec celle des ancêtres. C’est dans cet univers entre steppes et cieux que la musique a été inventée, dit une légende, par le mythique KORKYT-ATA, sorte d’Orphée kazakh, dans le but de dépasser la Mort. Celle-ci, en effet, ne pouvait atteindre KORKYT tant que son archet faisait résonner les cordes d’un instrument qu’il avait créé spécialement, le « kyl-kobyz ».
Cette vièle à deux cordes frottées fabriquée dans une unique pièce de bois, sorte de petit violoncelle courbé à la caisse de résonance ouverte, fut pendant des siècles l’instrument sacré par excellence, au point d’inspirer la peur même des gens du peuple, car il était l’attribut indispensable des « baksy », ou chamanes kazahks, dont KORKYT est considéré comme l’ancêtre. On attribuait au kobyz le pouvoir de chasser la maladie et la Faucheuse, et bien sûr d’ouvrir la porte du monde des esprits. Encore aujourd’hui, de petits objets métalliques et des plumes de chouette suspendus à la partie supérieure du manche rappellent cette fonction magique de l’instrument.
Depuis, le kobyz, s’il n’a plus cette aura mystérieuse, est devenu un instrument symbolique de la tradition kazakhe, au même titre que la plus populaire «dombra», ce luth à deux cordes qui incarne l’âme des Kazakhs. Le kobyz possède même son répertoire spécifique constitué de « kuï », c’est-à-dire de courtes pièces instrumentales que l’on peut décrire comme des images musicales d’une personne, d’un animal, d’une légende, d’une réflexion philosophique ou d’un état émotionnel.
Parfois réminiscent du sarangi indien, le son du kobyz est aussi très proche de la voix humaine, car riche en harmoniques, les cordes n’étant pas pressées contre le manche mais touchées avec plus ou moins de vigueur. Ce n’est que très récemment que cet instrument a commencé à être joué par des femmes.
Raushan ORAZBAEVA est à ce titre l’héritière de la tradition de la région du Syr-Darya, celle de Korkyt-Ata. Issue d’une famille de musiciens, Raushan se rattache donc, dans sa pratique du kobyz, à la tradition chamanique. Dans ce CD, elle reprend du reste des kuï composés par KORKYT lui-même (Konyr, Abyz Tolgau), mais encore des kuï d’YKHLAS, un compositeur et chamane du XIXe siècle qui a élevé l’art du kuï à sa perfection (Ykhlas, Zheskyik, Kazan, Ayrauktyin Ashy Kuyi).
C’est alors tout un corpus d’histoires lyriques et de méditations intenses qui revivent à travers le toucher velouté de la « kobyziste ». Dans Kaskyr et dans Akku, la pièce éponyme à l’album, le kobyz émet des cris d’animaux sauvages ; là, on atteint les racines même du chamanisme.
Non contente de s’imposer en tant que musicienne, ce qui représente déjà une révolution par rapport aux règles, Raushan ORAZBAEVA se paye aussi le luxe d’interpréter au kobyz des kuï traditionnellement écrits pour la dombra (Maida Konyr, Togys Tarau, Bes Tore), ce qui constitue une autre révolution !
À sa façon, elle perpétue et renouvelle la tradition liée à l’art du kobyz et, en ce sens, donne toute sa force à l’expression « musique vivante ». Il suffit de voir, sur la piste vidéo offrant douze minutes d’une performance live de la Dame, comme elle fait corps avec son instrument, les yeux fermés, épousant chaque inflexion de l’archet, jouant au « ressenti », variant les figures, les rythmes et les climats avec une subtilité éloquente. On ne tarde pas à se persuader que les esprits sont tout proches…
Stéphane Fougère
Site : https://raushan-orazbaeva.com/raushan-orazbaeva/
Page : https://centralasia.bandcamp.com/album/akku-by-raushan-orazbaeva-kazakhstan
Label : www.felmay.it
(Chronique originale publiée dans
ETHNOTEMPOS n°15 – septembre 2004)