Ombres et lumières, démons et merveilles : Lueur, le nouvel opus d’UNIVERS ZÉRO

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Ombres et lumières, démons et merveilles : Lueur, le nouvel opus d’UNIVERS ZÉRO

Un nouvel album d’UNIVERS ZÉRO est toujours un événement marquant dans le monde musical. Nous vous l’avions annoncé dans nos colonnes le 11 août de cette année (https://rythmes-croises.org/univers-zero-une-lueur-point-a-lhorizon/) Lueur vient de sortir sur le label Sub Rosa et ne fait pas exception à cette règle : voici un album passionnant qui s’inscrit dans le prolongement des territoires lumineux qui caractérisaient déjà l’inspiration du mentor du groupe, Daniel DENIS (compositeur, percussionniste, pianiste) lorsque UNIVERS ZÉRO publiait Phosphorescent Dreams en 2014. Neuf ans nous séparent de ce précédent album fabuleux, mais les pépites qu’il contenait déjà révèlent ici de véritables veines aurifères.

Cet album est d’abord un objet, avec les couleurs qui le caractérisent, ici des camaïeux de bleus sombres qui virent parfois au blanc, sur fond noir avec un lettrage doré. Tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, le remarquable travail du graphiste Thierry MOREAU est magnifique : les bleus lisses et les glacis s’opposent au noir mat du support et donnent une dimension tactile à ces couleurs qui bénéficient ainsi d’un bel effet de relief : l’idée de ce nappage tactile est de Fred WALHER (Sub Rosa) et c’est aussi Fred qui a réalisé la mise en page. Sommes-nous à l’autre extrémité imaginée d’un trou noir ? La dimension spatiale du graphisme de Thierry MOREAU s’accorde à merveille avec l’univers de la musique d’UNIVERS ZÉRO.

Si la lumière y est parfois étincelante – comme dans Sfumato – l’ombre qui en rehausse l’éclat demeure, comme aux origines de 1313, l’album mythique d’UNIVERS ZÉRO, et s’y révèle encore comme une source d’inspiration qui caractérise l’esprit particulier de la musique d’UNIVERS ZÉRO – c’est le cas par exemple de la composition qui ouvre le bal, Migration vers le bas, dont les couleurs sombres évoquent, peut-être, sur un rythme mécanique implacable, les rouages destructeurs d’une civilisation déshumanisée.

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La seconde pièce, Sfumato, émerge au-dessus du paysage sonore comme un ciel étincelant. Les références sont ici picturales : le sfumato est une technique utilisée par les peintres de la Renaissance consistant à simuler la distance et le volume, à rendre indéfinissable le moment où l’ombre devient lumière en évitant le tracé de contours exacts des formes. Léonard Da VINCI, qui a combiné le sfumato et le clair-obscur, théorisait le procédé ainsi à l’attention de ses élèves : « Veille à ce que tes ombres et lumières se fondent sans traits ni lignes, comme une fumée. » Sa Joconde en est un exemple particulièrement abouti. Pour une perception optimale, le tableau suppose d’être vu à la juste distance.

Rassurez-vous, nous gardons le fil de notre propos musical car ce procédé, transposé ici par Daniel DENIS à la dimension sonore de ses compositions, permet, particulièrement dans cette pièce, Sfumato, le basculement subtil de l’ombre à la lumière et réciproquement.

Point de flou cependant ici : la rigueur et la précision qui ont toujours caractérisé la musique d’UNIVERS ZÉRO est toujours bien présente, et c’est dans les procédés d’harmonisation puis dans l’émergence des timbres et des rythmes que s’opère la bascule entre les différentes couleurs de la pièce.

D’entrée, Sfumato surprend par sa lente succession d’accords majeurs plaqués à l’orgue et soutenus par une note grave différente de la tonique attendue, ce qui donne une dimension d’étrangeté à la pièce et agrandit l’espace harmonique sur laquelle elle se développe. Ce procédé n’est pas sans évoquer celui des accords avec basse décalée tels qu’on en trouve chez BARTOK (dans sa Cantata Profana par exemple) ou chez STRAVINSKY (La Symphonie de Psaumes), compositeurs pour lesquels Daniel DENIS ne cache pas son admiration.

Sfumato est exposée en deux parties séparées, nous aurons l’occasion d’en avoir l’explication lors de l’entretien qui suit avec Daniel DENIS. Sfumato est aussi une des rares pièces d’UNIVERS ZÉRO, si ce n’est la seule, à comporter des parties vocales, en l’occurrence ici éthérées et oniriques assurées par Nicolas DENIS, mises au service d’un poème de Daniel reproduit à l’intérieur de la jaquette et de la pochette de l’album. Nous vous le donnons ci-dessous, avec une tentative de traduction en français. (On notera plus loin l’intervention de Julia, la fille de Daniel à la fin de la pièce Axe 117.)

« Doubtful Dawn / Nothing Glows / I Hear some Whispers Calling out to me / O Long for this Intense Light / Fears Will Be Driven out of Time / Doubtful Dawn / Nothing Can Be Seen / As Long as We are Bound to Live with these Sorrows / Don’t Be Wrong / I Long for this Intense Light / and to Float very High / Great ! »

Aube incertaine
 / Où rien ne brille
 / J’entends des murmures qui m’appellent
 / J’aspire à cette lumière intense
 / Où les peurs seront chassées hors du temps / 
Aube incertaine
 / Où rien n’est visible
 / Tant que nous sommes obligés de vivre avec ces souffrances
 / Ne vous trompez pas
 / J’aspire à cette lumière éblouissante
 / et à flotter très haut
 / Sublime !

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Ce texte est, on s’en doute, plus qu’une illustration poétique de la pièce Sfumato : elle évoque pratiquement une profession de foi musicale de la part de leur auteur. En cela Daniel DENIS suggère l’absolue nécessité d’exprimer par la musique une forme d’aspiration quasi-spirituelle qu’on ne peut s’empêcher de mettre en parallèle avec celle, austère et dépouillée, d’un Nik BÄRTSCH – autre admirateur de BARTOK et de STRAVINSKY – qui s’exprime, certes, dans un registre plus ascétique il est vrai, mais tout aussi prégnant que celui qui correspond aux options esthétiques de Daniel DENIS.

Le goût certain de Daniel DENIS pour STRAVINSKY et auquel plusieurs pièces de Daniel ont déjà fait écho dans les albums précédents du groupe, s’exprime à nouveau dans Cloportes, la troisième pièce de l’album, pièce non dénuée d’humour dont les dissonances sont quasiment jubilatoires. Mais si Daniel admire beaucoup STRAVINSKY bien d’autres sources animent son inspiration, telles que la musique contemporaine, le jazz, le rock…

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Le propos n’étant pas ici de décrire par le menu le contenu de cet album – la saveur de la découverte, pour l’auditeur, doit en être préservée – nous nous bornerons à vous en livrer quelques extraits audio, ci-dessous, pour survoler la palette riche, variée, contrastée, sur laquelle court le pinceau d’UNIVERS ZÉRO pour nous transporter dans ses paysages d’ombres et de lumières.

Les compagnons de route de UNIVERS ZÉRO sont, pour Lueur, Kurt BUDÉ (clarinettes), Nicolas DECHÊNE (guitares), Nicolas DENIS (basse, voix, percussions), Daniel DENIS (claviers, percussions, batterie, composition et arrangements).

(*) « Sub Rosa » est une expression latine indiquant le caractère confidentiel d’une assemblée, d’une création, d’une démarche spirituelle ou/et philosophique. Baruch SPINOZA, philosophe hollandais d’origine portugaise du XVIIe siècle, auteur de l’Éthique, a voulu, en publiant ses œuvres en latin, en réserver la découverte « sub rosa » aux seuls destinataires susceptibles d’en extraire à leur profit la substantifique möelle. Gageons qu’au XXIe siècle il se trouve suffisamment d’amateurs de musique éclairés et exigeants pour apprécier à sa juste valeur ce bel opus que nous livre aujourd’hui UNIVERS ZÉRO. À nous, lecteurs assidus de RYTHMES CROISÉS, en ces temps d’obscurantisme croissant, de glisser un exemplaire salutaire de Lueur dans nos sapins de Noël !

Entretien avec Daniel DENIS

Bonjour Daniel, merci de nous accorder un peu de ton temps précieux en cette période qui doit être intensive pour toi en termes de promotion de Lueur. Peux-tu nous parler de ce qui a motivé la genèse de ce superbe album ?

Daniel DENIS : Au départ, l’idée était de procéder au remix de certaines pièces de mon deuxième album solo, Les Eaux Troubles, et cela mélangé à d’autres compositions récentes. Les nouvelles pièces se sont multipliées et ont pris le pas sur cette idée et a donné lieu à ce nouvel album.

Le personnel du groupe a sensiblement évolué depuis ses débuts ; néanmoins quelques fidèles sont bien présents, et tu as un peu impliqué ta famille dirait-on !…

DD : Oui. Comme pour Implosion et pour Rhythmix, le travail s’est effectué sans la présence d’un groupe existant. J’ai fait appel à Kurt BUDÉ ainsi qu’à Nicolas DECHÊNE selon les besoins des morceaux. J’ai voulu impliquer davantage mon fils Nicolas pour certaines parties basses, percussion et le chant. Son chant sur Sfumato 1 apporte une dimension unique qui n’existait pas auparavant. Ma petite-fille Julia à qui j’ai dédié l’album apparaît brièvement sur le final d’Axe 117.

L’album bénéficie d’une jaquette ou d’une pochette au graphisme élégant et très en osmose avec les paysages sonores de ta musique. Peux-tu nous parler de la façon dont s’opère la collaboration déjà ancienne et fidèle entre toi et Thierry MOREAU ?

DD : Comme tu le signales, ce n’est pas la première fois que Thierry effectue le design de mes pochettes (Phosphorescent Dreams, la pochette de la réédition de Hérésie…). À chaque fois il me propose une série d’idées afin que je puisse choisir celle qui correspond le mieux au projet musical. Celle-ci est particulièrement réussie. Elle fait penser au Mandala ou comme tu l’as cité plus haut, au Trou noir, des images symboliques qui correspondent à l’esprit de la musique d’UZ. À la réussite de cette pochette, je voulais également ajouter le travail de Fred WALHER de Sub Rosa qui a fignolé le tout en y ajoutant l’idée de relief sur la pochette et pour son excellente mise en page.

Y a-t-il, dans l’ordonnancement des pièces de l’album, un fil conducteur intentionnel ? Par exemple, Sfumato est divisé en deux parties séparées par trois autres pièces… L’auditeur est-il convié à un voyage particulier ?

DD : Sfumato 2 n’a uniquement en commun que le rappel d’un des thèmes de Sfumato 1. Les deux morceaux sont construits l’un et l’autre sur des climats différents. L’un éthéré et l’autre de consonance plus tribale et industrielle.

Comme à chaque fois, j’invite l’auditeur à faire intervenir sa propre imagination. Je pense que la musique d’UZ a toujours été basée sur l’expression d’une multitude d’images qui incitent évidement l’auditeur à faire intervenir sa vision personnelle.

Depuis Phosphorescent Dreams et, à présent, avec Lueur, se déploie de plus en plus une dimension lumineuse en termes d’inspiration de la musique d’UNIVERS ZÉRO. Néanmoins la richesse d’écriture n’est pas sacrifiée pour autant. Comment expliques-tu cette évolution ?

DD : Cela fait partie d’une évolution naturelle. Peut-être l’âge aidant, on attrape une sérénité plus adaptée. .. Cela dit, j’ai toujours opté pour un renouvellement des plans musicaux différents quitte à prendre des risques. La musique d’UZ possède une flexibilité très large. Certains suiveurs d’UZ ont peut-être trop la tendance de rester sur une image obscure des premières périodes ; je respecte ça, mais la musique d’un groupe doit évoluer et explorer d’autres facettes.

En effet. Ayant eu l’occasion de t’entendre il y a fort longtemps au piano et connaissant tes talents de batteur (suite aux différentes « jams » publiées sur Youtube), je m’étonne que l’occasion ne se soit pas encore présentée pour toi d’enregistrer ou de composer avec cette veine d’inspiration…

DD : Il y a trois morceaux sur le disque qui sont partis d’une idée spontanée de batterie lors de l’enregistrement et j’y ai ajouté ensuite des parties instrumentales pour en faire des morceaux en tant que tels (Wavering, la Tête à l’Envers et Coda). En général, le départ d’une composition démarre toujours à partir d’un jet spontané soit d’une ligne de basse, soit d’une rythmique, d’une suite d’accords ou d’un son bien particulier, le développement vient par la suite.

Lueur constitue-t-il pour toi le préalable de futurs projets ?

DD : Aucune idée. Une chose est certaine c’est que j’y prendrai le temps, mais pas trop, parce que le temps défile à une vitesse inouïe. Avec Gabriel, l’ingé son avec lequel travaille Sub Rosa, nous venons de finir le mixage des principaux morceaux provenant des deux concerts effectués au Triton en juin 2009. Nous avions enregistré les concerts en 24 pistes et une équipe était venue également pour filmer les deux prestations. Il y aura donc très probablement de l’image aussi. Tout cela pour une sortie CD/DVD en 2024 à l’occasion des 50 ans de l’existence du groupe.

Ce projet a stagné des années vu que Cuneiform n’était pas partant pour sortir un DVD à l’époque. C’est à la réécoute récemment d’un « CD témoin » de ces concerts mis de côté que j’ai immédiatement eu l’idée d’en faire quelque chose.

Concernant les concerts, c’est une autre histoire. Il faudrait un grand miracle pour que ça puisse se réaliser, j’en doute infiniment.

Que représente pour toi le poème intitulé Sfumato qui est chanté dans la pièce éponyme ? Ce poème m’a touché, mais peut-être peux-tu nous préciser l’intime message que tu souhaites délivrer avec ce texte ?

DD : Il n’y en a pas vraiment. Peut-être une incitation à réveiller cette petite « lueur » que nous avons tous au plus profond de nous-mêmes. J’ai surtout veillé à ce que les mots puissent s’adapter le mieux possible à la mélodie et que le sens de ce texte puisse tenir debout. N’étant pas vraiment anglophile, ça n’a pas été évident. Le chant de Nicolas porte une sensibilité et une fragilité qui rehaussent grandement l’esprit du morceau.

Merci de nous avoir accordé cet entretien Daniel ! Puisse Lueur réveiller nos oreilles atrophiées et éclairer nos sapins déprimés !

DD : Merci aussi pour cette insertion du disque dans RYTHMES CROISÉS.

Article et entretien réalisés par Philippe Perrichon

Page label : https://subrosalabel.bandcamp.com/album/lueur

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