Ravi SHANKAR – L’Extraordinaire Leçon (DVD)
(Accords Croisés / Harmonia Mundi)
Dans le panthéon des légendes vivantes, le cas de Ravi SHANKAR tient autant de l’exception que de l’événement puisque c’est à l’approche de ses 90 printemps qu’il a décidé de faire ses adieux à la scène (européenne au moins). Et quand bien même il s’était fait rare en France ces dernières années, c’est à Paris qu’il a donné son dernier récital, le 1er septembre 2008. Ce ne fut cependant pas sa dernière apparition sur scène puisque le lendemain, il se produisait à nouveau Salle Pleyel pour donner… une leçon de musique ! Cette façon de tirer sa révérence paraîtra originale pour les uns, gonflée pour les autres, elle est surtout fortement symbolique.
Premièrement parce que c’est en France que Ravi a fait ses débuts sur une scène occidentale, du temps où, encore gamin, il était danseur dans la troupe de son grand frère Uday SHANKAR. C’était en 1931… (On en trouve une trace discographique dans le CD Flowers of India paru chez Cherry Red.) Deuxièmement parce que tout au long de sa riche et faramineuse carrière, Ravi SHANKAR s’est avant tout soucié de transmission, que ce soit en tant qu’instructeur, enseignant qu’en tant qu’artiste.
Il ne faut pas chercher plus loin ce formidable élan qui l’a poussé (avec Ali Akbar KHAN), il y a déjà une bonne soixantaine d’années, à se produire en Occident pour présenter la musique traditionnelle indienne à un public qui en ignorait quasiment tout. Si ce ne fut pas le premier à le faire, ce fut certainement le plus opiniâtre, voire le plus obstiné, au point de multiplier tout azimut les collaborations avec des artistes d’autres mondes musicaux, que ce soit le classique (Yehudi MENUHIN, Zubin MEHTA, Jean-Pierre RAMPAL…), le jazz (il a transmis des notions de musique indienne à John COLTRANE), la pop et le rock (George HARRISON, avec qui il a produit trois disques qui ont été superbement réédités dans le récent coffret Collaborations, qui contient en prime un DVD avec un concert inédit et garanti d’époque !), le contemporain (Philip GLASS…), et d’autres musiques traditionnelles (la musique japonaise, avec le flûtiste Hozan YAMAMOTO)…
On lui a bien entendu reproché ces vulgarisations, on a ri de ces « kitscheries », on s’est offusqué qu’il se produise dans des endroits mal famés, mal fréquentés (au hasard : les festivals de Woodstock et de Monterey), mais jamais il ne s’est départi de sa mission fondamentale. Ravi SHANKAR s’est dans tous les cas constamment préoccupé de faire connaître sa musique à tout type de public, non sans chercher en retour à taquiner quelque peu les puristes endurcis qui ne souhaitaient pas voir la musique traditionnelle indienne bouger de son ancestral piédestal. Mais pour Ravi, il n’a jamais fait doute que la musique est avant tout mouvement et qu’elle s’inscrit par conséquent dans un processus évolutif.
C’est aussi dans cet ordre d’idées qu’il faut appréhender sa dernière apparition scénique. Si elle a pu paraître singulière à certains, elle fut une expérience de plus pour Ravi SHANKAR, qui n’avait jusqu’à présent jamais enseigné… dans une salle de spectacles ! Il s’en amuse en introduction de sa « leçon de musique », allant jusqu’à préciser qu’il n’avait absolument rien préparé pour cette dernière rencontre avec le public occidental. Et du reste, il est arrivé les mains dans les poches, sans même apporter son sitar !
N’y voyez aucune manifestation « parkinsonienne », puisque Ravi avait pris soin de s’entourer de plusieurs musiciens indiens (parmi lesquels sa talentueuse et ravissante fille Anoushka, laquelle s’est fait un sacré nom sur la scène musicale indienne évolutive), qui ont servi d’illustrateurs musicaux. On avait juste transmis à Ravi SHANKAR une liste de questions, et il y a répondu verbalement (en anglais) et musicalement avec sa troupe.
C’est ce singulier échange que retrace, en quasi intégralité, le deuxième documentaire de ce DVD. Vous y étiez : vous avez la stimulante opportunité de revivre ce moment d’exception. Vous n’y étiez pas : vous pouvez maintenant vous consoler et profiter pleinement de ce « différé » (avec en bonus les sous-titres en français !).
Alors certes, il y a des choses qu’on savait sans doute déjà : les définitions du raga et du tala, les échelles musicales, la différence entre la musique hindoustanie et la musique carnatique, l’apprentissage drastique qu’a dû suivre le jeune Ravi auprès du maître Allaudin KHAN, mais écouter Maître SHANKAR parler de l’impact des nouvelles technologies sur l’apprentissage de la musique traditionnelle est très pertinent, et confirme que cet octogénaire est décidément bien de son temps.
Cela ne l’empêche pas de rester fidèle à la philosophie première de la tradition indienne, qui perçoit la musique comme un acte de dévotion bien plutôt qu’un fait de distraction. Même la possibilité d’apprendre plus vite les techniques de jeu ne peut dispenser de s’imprégner de cette vérité fondamentale, laquelle prend du temps et est l’affaire de toute une vie. Avis aux thuriféraires de l’impatience érigée en style de vie et façon d’être…
On réalise très vite que cette « masterclass » de Ravi SHANKAR s’écoute religieusement, ce qui n’empêche pas l’orateur de faire preuve d’humour quand il évoque les impressions de certains auditeurs occidentaux à leur premier concert de musique indienne.
Et c’est avec jubilation que l’on suit cette époustouflante démonstration totalement improvisée pendant laquelle Ravi « lance » oralement des phrases musicales à ses musiciens, qui rebondissent au vol et construisent dans l’instant une composition sidérante. Au fond, pouvait-on rêver meilleur adieu ?
À cette Extraordinaire Leçon captée pour l’éternité par Frédéric LE CLAIR s’ajoute en exergue un documentaire du même réalisateur et conçu par Bernard TOURNOIS, dans lequel on retrouve des images « doublonnées » de cette masterclass, mais aussi des images du concert de la veille (en amont d’une parution à venir ?), qui alternent avec des séquences filmées au centre Ravi-Shankar, à Delhi, où le maître nous gratifie de précieuses considérations qui donnent toujours matière à réflexion. Son tour d’horizon des grandes notions relatives à la musique indienne est explicité et complété par le musicologue et artiste français Henri TOURNIER (à qui l’on doit l’indispensable livre-disque consacré à Hariprasad CHAURASIA et l’art de l’improvisation).
Combinant le privilège d’être la fille de son père et celui d’être la disciple de son gourou de père dont elle a suivi l’enseignement depuis l’âge de 8 ans (elle a sorti son premier CD à 17 ans), Anoushka SHANKAR nous expose, dans un anglais fulgurant, sa vision de son parcours artistique, entre respect de l’essence de la tradition indienne et désir affiché d’exposer la musique indienne dans des configurations nouvelles, à l’instar de ce qu’a fait son père. La transmission, toujours…
Une ultime captation, en forme de post-scriptum, nous permet d’assister à quelques moments choisis de l’édition 2009 du festival que Ravi SHANKAR organise chaque année dans son centre de musique. Les premières images, hélas un peu trop courtes, montrent toute une classe d’étudiants jouant du sitar et du sarod à l’unisson. On découvre ensuite des artistes, eux aussi disciples de Ravi SHANKAR, qui font montre de leur maîtrise de l’enseignement traditionnel et de leur volonté de le développer dans des domaines aussi variés que le chant khyal, la danse bharatanatyan, la danse kathak et même la musique carnatique par un duo de violonistes.
Cette Extraordinaire Leçon que nous lègue Ravi SHANKAR n’est pas seulement une leçon de musique ; c’est l’exposition d’un engagement exemplaire. Parce que la performance exige la transmission. « The Spirit must go on »…
Stéphane Fougère
Page label : www.accords-croises.com/fr/catalogue/l-extraordinaire-leon
(Chronique originale publiée dans
ETHNOTEMPOS en 2010 et remaniée en 2020)