René CLEMENCIC
Un pionnier des musiques anciennes s’est éteint
Le compositeur, musicologue, chef d’orchestre, claveciniste et flûtiste autrichien René CLEMENCIC a quitté ce monde le 8 mars 2002, à l’âge de 94 ans, dans un silence médiatique assez déconcertant compte tenu du legs artistique qu’il nous a laissé. Car René CLEMENCIC est quand même l’auteur d’une bonne centaine de disques, en solo comme avec son groupe de référence, le CLEMENCIC CONSORT. Quiconque s’est intéressé aux musique (très) anciennes a forcément découvert et écouté un jour un de ses enregistrements, tant il a contribué à la redécouverte des répertoires des musiques du Moyen-Âge, de la Renaissance et du baroque.
Né le 27 février 1928 à Vienne dans une famille cosmopolite (père italien, mère allemande, ancêtres polonais et hongrois…), René CLEMENCIC a pratiqué le plurilinguisme comme une seconde nature. Il a toutefois étudié les mathématiques, l’ethnologie et la philosophie à Vienne (où il fut docteur en philosophie de l’université) et à la Sorbonne de Paris avant de s’orienter définitivement vers la musique en se formant à Vienne, à Berlin et à Nimègue, aux Pays-Bas. Après le piano et le clavecin, il a étudié la flûte à bec et a commencé sa carrière de musicien sur cet instrument, dont il a rassemblé une belle collection en plus d’instruments voisins de tous pays et de toutes époques, dont il jouait dans ses concerts.
C’est en 1957 qu’il fonde MUSICA ANTIQUA, un des premiers ensembles à jouer sur des « instruments anciens » (ou sur des copies) la musique médiévale, de la Renaissance et baroque et auteur de quelques albums sur le label allemand Archiv Produktion et sur le label tchèque Supraphon. Cet ensemble fut rebaptisé brièvement en 1968 CAPELLA MUSICA ANTIQUA (ou DRAMA MUSICUM) avant de devenir bientôt le CLEMENCIC CONSORT.
Cet ensemble vocal et instrumental spécialisé dans l’exécution de musiques qui vont du Moyen Âge à la musique baroque s’est produit sur scène et a enregistré quantité d’albums durant de nombreuses années. En fonction des œuvres qu’il devait interpréter, le CLEMENCIC CONSORT avait un effectif variable, passant de trois chanteurs à un groupe de chanteurs et instrumentistes pouvant atteindre une cinquantaine de membres. Le vielliste et chanteur René Zosso, la chanteuse soprano Pilar Figueiras, le joueur de luth, de rubab, de psaltérion et de guimbarde András Kecskès, le tambourinaire Walter Schiefer, la jouuese d’épinette et de bûche Anne Osnowycz, les chanteurs baryton Zeger Vandersteene et Pedro Liendo, le vielliste Michael Dittrich, le joueur de bombarde et de chalumeau Alfred Hertel, le cornettiste et cornemusier Frantisek Pok, et tant d’autres encore ont ainsi rejoints les rangs du CLEMENCIC CONSORT…
Dans les années 1970, les disques de musique médiévale profane du CLEMENCIC CONSORT ont attiré nombre de mélomanes qui ont découvert une approche de ces musiques anciennes qui tranchait avec les interprétations communément admises.
En réaction au caractère « puritaniste » et « cécilianiste » de ces interprétations, le CLEMENCIC CONSORT a opposé une verdeur volontiers grinçante, une gouaille festive et une liesse paillarde qui a pu déboussoler ceux qui ne connaissaient de ces musiques anciennes que leur répertoire religieux et policé.
Mais loin de s’en tenir à une simple attitude provocatrice, le travail du CLEMENCIC CONSORT s’appuyait non seulement sur des études et données musicologiques, mais aussi sur une ample documentation grâce à laquelle il cherchait à appréhender la réalité quotidienne des époques passées, et y déceler la fonction sociale de la musique.
Le CLEMENCIC CONSORT s’est notamment rendu célèbre avec son corpus d’enregistrements (cinq LP de 1974 à 1977, réédités dans un coffret 3xCD en 1990 chez Harmonia Mundi) consacrés au manuscrit original des Carmina Burana (poèmes de Benediktbeuren), lequel comprend une imposante collection de pièces lyriques principalement latines s’étalant du XIe siècle tardif au XIIIe siècle et provenant d’Occitanie, de France, d’Angleterre, d’Écosse, de Suisse, de Catalogne, de Castille et d’Allemagne. Les Carmina Burana (qui ont évidemment inspiré le compositeur allemand Carl ORFF pour son œuvre du même nom) ne sont rien moins que des poèmes en majorité profanes, mais aussi sacrés, et émanant de clercs et d’escholiers dits vagants ou goliards menant une existence marginale faite de beuveries et de ripailles qui leur ont inspiré des pièces satiriques à vocation critique envers les institutions, voire des chants de gueule mais aussi de gracieux chants d’amour et des chants plus méditatifs.
René CLEMENCIC et son CONSORT s’est ainsi évertué à « redonner le verbe tel qu’il a été retenu par les copistes du manuscrit des Carmina Burana » et à faire valoir l’internationalité de ces chants. Dans le même esprit, le CLEMENCIC CONSORT a également enregistré le Roman de Fauvel, œuvre blasphématoire et satirique sur l’état lamentable des cours des rois Philippe IV et Philippe V ainsi qu’à la cour papale d’Avignon, et la Fête de l’Âne, une réjouissance païenne et bouffonne « pour le jour des sous-diacres » contenant des chants profanes et frivoles, mais aussi des emprunts au domaine du chant grégorien.
Trois albums ont de même été consacrés aux « canso » (chants d’amour) et au « sirventés » (chansons politiques et morales) des Troubadours du payd d’Oc (Peire Vidal, Bernart de Ventadorn, Jaufré Rudel, la Comtesse de Dia, Marcabrun, Raimon de Miraval, Rambaut de Vaqueiras, Peirol, etc.) et trois également aux Cantigas de Santa Maria, un des plus importants recueils de chansons monodiques de la littérature médiévale occidentale, rédigé pendant le règne du roi de Castille Alphonse X dit Le Sage (Alfonso el Sabio) et dont les textes sont écrits en galaïco-portugais, langue du Moyen Âge commune au portugais et au galicien. (Troubadours et Cantigas de Santa Maria ont de même été réunis dans un coffret 4xCD en 1995 chez Harmonia Mundi.)
Parmi les autres disques de référence du CLEMENCIC CONSORT en matière de musiques de la Renaissance et baroque, il faut citer Danses de la Renaissance, Danses anciennes de Hongrie et de Transylvanie, ses adaptations d’œuvres de Guillaume Dufay, Gilles Binchois, Guillaume de Machaut, Johannes Ockeghem, John Dunstable, Jan Z Lublina, Johannes Kugelmann, mais aussi ses versions d’œuvres baroques du XVIIIe siècle, celles de Vivaldi et d’Albinoni.
La production musicale de René CLEMENCIC ne se limite cependant pas à celle de son ensemble, loin de là ! Sa carrière de compositeur a en effet débuté en 1968 avec Maraviglia III, et sa musique pour le film d’Ariane Mnouchkine Molière (1978) a notamment été très remarquée. Mais d’autres réalisations sont néanmoins à connaître, comme le disque René Clémencic et ses flûtes (1977), où il joue 21 instruments différents issus de la famille des flûtes à bec, démontrant ainsi la multitude des timbres et des possibilités d’expression sur ces instruments.
Mentionnons également le plus rare (non réédité en CD) album enregistré avec le fameux joueur de zarb iranien Djamchid Chemirani, Improvisations (1978), ainsi que Ancient Turkish Music in Europe avec le Kecskés Ensemble et Esmail Vassegui, tous deux disques scellant le dialogue Orient-Occident, ou encore Œuvres originales (1978), où s’affiche le syncrétisme viennois des cultures méditerranéennes et germaniques.
Dans les années 1990 et 2000, alors qu’il fut responsable du légendaire cycle Musica Antiqua au Musikverein de Vienne, René CLEMENCIC a composé des œuvres qui comptent parmi ses plus importantes, comme l’oratorio Kabbala, en hébreu (1992), Apokalypsis, un autre oratorio en grec ancien (1996), le trio avec piano Jeruschalajim (1998), l’oratorio pour ensemble vocal Reise nach Niniveh (1999), le concerto pour orchestre à cordes Feuertrunken (2000), l’opéra de chambre Der Berg (2003) et l’opéra Monduntergang (2007), autant d’opus qui ont eu les honneurs d’être interprétés à la Scala de Milan, à La Fenice de Venise, au Festival de Salzbourg…
Grand érudit, René CLEMENCIC a également enseigné la flûte à bec, la notation musicale, la philosophie de la musique (à Vienne), et a donné des cours dans des séminaires et dans des stages en Europe, aux États-Unis, et en Chine.
Son œuvre discographique, foisonnante, compte une bonne centaines de références, et sa démarche de pionnier en matière de musique ancienne restera comme l’une des plus inspirantes pour bon nombre de musiciens et artistes. Merci, Monsieur CLEMENCIC, pour nous avoir permis de redécouvrir un héritage aussi précieux et d’en avoir livré une vision qui résonnera encore longtemps dans les esprits…
Stéphane Fougère
Site : www.clemencic.at
(photo René Clemencic : Daniela Klemencic)