Ruth GOLLER – Skyllumina
(International Anthem Recording Company)
Ruth GOLLER est, en ces débuts de 2024, une apparition ou plutôt une illumination (céleste et crépusculaire) en tant qu’héritière et vendangeuse tardive de la scène de new/punk jazz britannique et de l’improvisation depuis bientôt 16 ans. En effet, cette contrebassiste vocaliste désormais en solo a participé à la renaissance d’un certain jazz au sein de groupes tels que ACOUSTIC LADY LAND, VULA VIEL et beaucoup d’autres et a publié en 2021 un premier essai intitulé Skylla (de Charybde en Scylla peut-être) déjà marqué par des voix improvisées (la sienne) peu de musiciens autour d’elle, des percussionnistes essentiellement, ainsi que quelques invités qu’on retrouve parcimonieusement sur le deuxième album paru en mars 2024.
Vous savez pertinemment que, pour faire rentrer tous ces gens dans des cases musicales et par horreur du vide, le critique en perdition essaie, comme d’habitude et faute d’imagination, de créer un sous-genre nouveau et définitif à toutes ces musiques éparses et manifestement inclassables en inventant un concept venu de nulle part : ici les « Heavenly Voices », club plutôt réservé aux chanteuses aux voix éthérées, un peu récitées, un peu plaintives, désarticulées et/ou chuchotées ou murmurées, à l’instar de celles qui accompagnaient Robert ASHLEY, ce grand fabricant d’opéras décalés, les rôles étant tenus par les fidèles Joan La BARBARA et Jacqueline HUMBERT pendant plus de 20 ans avec un soupçon d’ironie sur leurs conditions de chanteuses pour chacune d’elles.
Ce club dans lequel on pourrait faire entrer une version décélérée et moins acide d’Annette PEACOCK ou une version un peu moyenâgeuse de Sibylle BAIER, une sorte de Liz HARRIS la chanteuse de GROUPER en moins murmurée, ou de Meredith MONK moins contemporaine et tout aussi répétitive qui toutes pourraient rejoindre Anja GARBAREK et son album ovni pratiquement unique de 2001 (Smiling and Waving) avec Robert WYATT en grand invité sur le morceau The Diver (l’histoire du probablement « world’s best » plongeur mais qui ne savait pas nager).
Skyllumina est, comme son titre l’indique également, un assemblage ou un mot valise de morceaux qui tendent à faire un tout comme un prototype unique, itinéraire sans balises de ce qui pourrait être une longue variation autour d’un ensemble programmé comme le creusement d’un terrain déjà exploré aux rythmes décalés pour parfaire une unité fragile et vaporeuse.
Pour le mot tiroir ou mot centaure du titre et les chants de sirènes qui le composent avec ses harmoniques de basses et contrebasses parfois désaccordées, ses percussions (kalimbas et autres) et ses voix superposées, il fallait que Ruth GOLLER nous emporte une fois encore de Charybde en Scylla le long de ce détroit entre la Sicile et la péninsule italienne (elle est italienne de naissance, mais du nord) ; la Sicile étant également l’ile de l’Etna et des masques pasoliniens (le film Porcherie tourné dans les laves du volcan dans les années 1970) et Ulysse étant ce marin perdu (et éperdu) résistant aux chants des sirènes ensorceleuses et tueuses d’hommes.
Ruth GOLLER s’est entourée d’instruments parfois électriques ou traditionnels pour écrire des contes lointainement fantastiques ou médiévaux, empruntant à des mythologies atmosphériques à sa sauce (voir le poème à l’intérieur de la pochette de l’album avec les mots grief, loss, hope, purest of love, home, death parsemés) ; elle éveille met en scène une sorte de tribalisme assorti de mélancolies comme issues d’un journal intime poudré d’électricité avec quelques « field-recordings » et roulements de tambours et de baguettes en conclusion de l’ensemble.
Est-ce une énième variation d’un certain folklore celtique au tempo lent et un peu religieux, en y mêlant et inventant une langue qui flirte avec l’abstraction et l’improvisation et reste à la limite du désaccord musical, mais jamais discordant ? Est-ce l’album qui réconcilie l’intime et le grandiose tout en développant un ensemble à la fois maîtrisé et désorienté sans être jamais arrogant, avec une musique savante autant qu’intuitive, ensorceleuse et parfois revêche ? Est-ce que c’est la voix qui tourne autour de la basse, le contraire ou peut-être pas, ou carrément autre chose ? Est-ce que cet album est un aboutissement, une épiphanie ou une étape vers un autre gouffre inconnu et incertain dans lequel l’auditeur sera aspiré à l’intérieur des fibres et replis de cette musique de sorcière ?
En tous cas cette artiste qui a de la suite dans les idées cite le contrebassiste Charlie HADEN comme un de ses musiciens favoris. Et elle en parle lors d’une longue interview sur sa manière d’appréhender l’instrument : « J’adore composer sur des instruments que je ne sais pas jouer ou composer sur des basses désaccordées, parce que lorsque ma basse est accordée de manière standard, je la connais si bien que mes doigts bougent presque comme ils en ont l’habitude. Je suis guidée par ce que je sais plutôt que par ce que j’entends. La mémoire musculaire est un problème totalement réel. Le désaccord me permet de composer quelque chose qui correspond à cent pour cent à ce que j’entends, plutôt que ce que je sais ou ce que j’ai appris à l’université ou autre, de la façon dont je le fais, je peux juste accorder une corde de façon légèrement pointue ou légèrement plate. Au début, on se sent un peu bancal. Et vous connaissez ces tableaux où vous les regardez simplement et au début vous ne voyez rien et puis ça devient clair, pour moi le sentiment est un peu comme ça. Tout à coup, tout prend un sens. C’est libérateur et aussi effrayant, car lorsque nous jouons en live, nous improvisons plus que sur disque. Et soudain, c’est comme si vous jouiez d’un instrument dont vous n’aviez jamais joué auparavant. Il y a donc beaucoup de hasard là-dedans. C’est aussi quelque chose que j’aime, car il n’y a pas d’erreurs, vous faites quelque chose et parfois c’est ce que vous entendez et parfois ce n’est pas du tout ce que vous entendez. Mais c’est peut-être encore mieux que ce que vous imaginez … ».
Ruth GOLLER coche toutes les cases du bon goût en matière d’accomplissement de cette musique venue de toutes les sources du nouveau jazz anglais et de ses variations à l’infini depuis bientôt un demi-siècle, elle peut, sans hésiter retirer son masque, (ce « skull mask » crânien peu esthétique de la pochette) et être fière de ce Skyllumina qui illumine le ciel du printemps à venir empli de ces échappées en formes de « nursery rhymes » ou en rhizomes, qui sont en botanique des sortes de tiges souterraines de plantes vivaces émettant et propageant des myriades de racines et des tiges aériennes du plus bel effet.
Xavier Béal
Page : https://intlanthem.bandcamp.com/album/skyllumina
Label : https://www.intlanthem.com/